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gent. Ah ! quand je pense à la quantité que les vermines ont engloutie cette nuit ?

Goliath tira de sa poitrine un gros soupir, et, sans écouter les remontrances de Hammet, chercha au milieu des sauvages enivrés. Il trouva un baril renfermant trois ou quatre gallons de Whiskey auquel les Indiens n’avaient pas touché. S’emparant, avidement de son bien, il rejoignit le quaker, mais non sans accabler ses spoliateurs d’épithètes outrageantes. Quand ils furent à une certaine distance, le débitant s’arrêta et dit d’un ton songeur :

— Que diable avez-vous donc fait à ces deux damnés serpents pour les rendre aussi tranquilles ? Ils n’étaient pas, j’imagine, dans une position très-confortable, la tête dans les épines et les pieds en l’air. Il m’a semblé, en approchant, qu’ils ne bougeaient pas plus que des pieux.

— Ami Goliath, ces païens ont été abattus par ton abominable mixture. Il se peut que je les aie frappés un peu plus fort qu’il n’était nécessaire avec mon poing fermé ; mais je t’assure que ma conscience serait à jamais bourrelée de remords si je leur avais fait une violence inutile. Ce serait, pour un sectateur de Fox, un vil exemple à mettre sous les yeux d’un monde jugeur et sentencieux. Ami Goliath, quand j’en aurai le temps, j’essayerai d’éclairer ton esprit plongé dans les ténèbres et ton cœur dégénéré, en te lisant une dissertation, de soixante pages, grand in-octavo, écriture serrée, touchant la manière de faire son salut, suivant la secte des quakers. En vérité, je te le dis, c’est un peuple divin. O-h, a-h !

Le quaker avait repris son ton lamentable. Sa physionomie s’était empreinte d’un caractère sépulcral, mêlé de teintes burlesques.

— Vous feriez mieux de retourner sur-le-champ à un meeting, répondit Goliath d’un ton sec. Vous n’y serez pas trop tôt, même en allant si vite. Pourtant, si vous vouliez prendre un bout de ce baril et m’aider à le porter, ça ne serait pas si bête. Il m’écrase.

— Tu n’es pas obligé de faire un âne de ton être extérieur, en le chargeant d’un fardeau aussi abject, Jette-le là et allonge le pas. Le soleil se lève, et nous ne devons pas nous embarrasser de choses inutiles.

— Quoi ! vous osez appeler inutile un pareil breuvage ! Dieu me bénisse, moi je le mange, le bois et le porte. C’est mon lit, ma table, ma maison, mon domaine, mon bétail ! Mais goûtez-y donc.