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COMTESSE DORA D’ISTRIA

éparses, mais nulle part les glaces que M. Desor a foulées sur le sommet de la Jungfrau. Il est probable qu’à cause de la saison le Monch était encore enseveli sous les neiges accumulées par l’hiver ; cette circonstance contribua beaucoup à notre succès. L’image de l’infini se présenta à mon esprit dans toute sa grandeur formidable. Mon cœur oppressé la sentit, comme mes yeux apercevaient la plaine suisse perdue dans la brume et les montagnes voisines noyées dans des vapeurs dorées. Je conçus de Dieu un tel sentiment, que mon cœur, il me semblait, n’aurait pas eu jusque-là assez de place pour le contenir ; je lui appartenais tout entière. Dès ce moment mon âme s’absorba dans la pensée de sa puissance incompréhensible.

« Cependant il fallut partir et quitter la montagne où j’étais si loin des hommes ! J’embrassai le drapeau, et nous nous remîmes en marche à trois heures. Nous descendîmes péniblement les flancs du Monch. Nous étions obligés de nous prêter plus de secours qu’en montant, et plus d’une fois nous faillîmes rouler dans les abîmes. Mais dès que nous eûmes retrouvé l’Eiger, nous voyageâmes aussi rapidement que l’avalanche, qui ne connaît point d’obstacle, que le torrent qui creuse son lit, que l’oiseau qui fend l’espace. Assis sur la neige, nous nous laissions glisser du haut de ces pentes gravies avec tant de peine jusqu’au bord des précipices, que nous franchissions avec l’échelle posée en guise de pont. Nous trouvions béants des gouffres que nous avions passés le matin sur la neige qui les recouvrait, car l’aspect de ces montagnes change avec une rapidité vraiment extraordinaire. Les rires et les chants recommencèrent bientôt, provoqués par notre étrange manière de voyager. Ce fut une grande joie quand on se retrouva dans l’atmosphère où renaît la vie. Nous nous précipitâmes tous sur la première source, dont le murmure nous parut aussi doux que la voix d’un ami. Cependant, dès que nous fûmes arrivés aux rochers dépouillés de neige, les difficultés reparurent, et même plus graves qu’en montant ; le péril était extrême. Sans le vaillant Pierre Bohren, qui me portait plutôt qu’il ne me soutenait, je n’aurais jamais pu descendre les roches nues qui se dressent le long du glacier. Comme nous avions abordé la Mer de glace au premier endroit venu, nous rencontrâmes tant de fissures béantes, qu’il fallut faire de grands sauts pour les franchir. Nous n’avions pas atteint l’autre bord, qu’on accourait déjà au-devant de nous avec la chaise à porteurs.