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FRÉDÉRIKA BREMER

Elle mit à profit sa visite aux États-Unis, et observa d’un coup d’œil sûr et pénétrant ces mœurs nouvelles pour elle. Elle fit la connaissance de Channing et d’Emerson, alla de ville en ville et de village en village, étudia le caractère et les résultats des institutions, et prit un vif intérêt aux grandes questions morales et politiques qui remuaient les esprits. Elle conçut une vive sympathie pour la grande confédération américaine, et ce sentiment fut assez énergique pour qu’elle lui donnât la préférence sur l’Angleterre, qui jusque-là avait eu toute son admiration. Dans le passage suivant elle caractérise à son point de vue la différence entre l’Anglais et l’Américain :

« Frère Jonathan et John Bull ont le même père, mais ils sont nés de deux mères différentes. John Bull est corpulent, haut en couleur, pénétré de son importance ; il parle très haut. Frère Jonathan, beaucoup plus jeune, est grand, maigre, faible de jambes, peu vantard, mais énergique et décidé. John Bull a passé la quarantaine ; Jonathan n’a guère que vingt ans. Les mouvements de John Bull sont pompeux et un peu affectés ; les pieds de Jonathan trottent aussi vite que sa langue. John Bull rit très haut et longuement ; Jonathan se contente de sourire. John Bull s’assied tranquillement pour déguster son dîner, comme s’il s’agissait d’une affaire d’État ; Jonathan dévore le sien à la hâte pour courir fonder une ville, creuser un canal, construire un chemin de fer. John tient à avoir l’air d’un gentleman ; Jonathan se soucie peu des apparences ; il a tant à faire, que peu lui importe que son habit ait un trou au coude ou un pan arraché, pourvu qu’il avance toujours. John Bull marche, Jonathan court. John est, certes, fort poli avec les dames ; mais quand il a envie de jouir des plaisirs de la table, il les met à la porte, c’est-à-dire qu’il les prie d’avoir l’obligeance d’aller lui préparer le thé dans la pièce voisine, où il les rejoindra incessamment. Jonathan n’agit pas ainsi ; il apprécie la société des femmes et ne veut pas qu’on l’en prive ; c’est l’homme le plus aimable du monde, et si parfois il oublie la politesse, c’est par pure distraction. Quand John Bull a une indigestion ou une mauvaise chance, il se sent pris du spleen et songe à se pendre. Si Jonathan se trouve dans le même cas, il entreprend un long voyage ; de temps en temps il lui prend un accès de folie ; mais il sait rapidement en triompher, et il ne lui vient jamais à l’esprit de mettre fin à son existence. Au contraire, il se dit : N’y pensons plus, en avant !