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LES VOYAGEUSES AU XIXe SIÈCLE

« Les deux frères se sont mis dans la tête que c’était à eux à civiliser le monde ; mais Jonathan marche avec plus de zèle dans cette voie, et veut aller beaucoup plus loin que John Bull ; il ne craint pas de compromettre sa dignité en mettant la main à la pâte, comme un véritable ouvrier. Tous deux désirent s’enrichir ; mais John Bull garde la plus grosse part pour lui et les siens. Jonathan ne demande qu’à partager avec tout le monde ; il est cosmopolite ; un continent entier lui sert de garde-manger, et il a tous les trésors du globe pour entretenir son ménage. John Bull est aristocrate ; Jonathan est démocrate, c’est-à-dire il le prétend et se l’imagine, mais il lui arrive de l’oublier quand il a affaire à des gens d’une autre couleur que la sienne. John Bull a un bon cœur, qui se cache le plus souvent sous son pardessus bien ouaté et boutonné ; Jonathan aussi a bon cœur et ne le cache pas ; son sang est plus vif, et quelques personnes prétendent même que Jonathan n’est autre que John Bull dépouillé de son pardessus. »

Cette esquisse spirituelle, mais qui trahit sur plusieurs points un jugement inexact, est, on le voit, très partiale pour les Américains. Les coutumes les plus opposées à celles de l’Europe trouvèrent grâce aux yeux de Frédérika Bremer, parce qu’elle s’imaginait y découvrir des éléments de progrès et de liberté. Elle glisse, en effet, avec une touche trop légère sur les plus regrettables défauts du caractère américain, éblouie, fascinée par ce brillant mirage d’indépendance, indépendance de pensée et d’action, qui verse si souvent dans la licence. Elle fait songer à ce patriote yankee, qui, des rives du Mississippi, témoin de l’explosion d’un bateau à vapeur, s’écriait : « Ciel ! les Américains sont une grande nation ! » Cette exclamation, sinon textuelle, du moins sous-entendue, se retrouve à toutes les pages du livre de Mlle Bremer. Il faut dire qu’elle voyageait dans des conditions qui lui rendaient presque impossible de se faire une opinion impartiale des hommes et des choses. Elle recevait partout un accueil si enthousiaste, que son discernement naturel s’en trouvait nécessairement obscurci, et qu’elle voyait tout à travers des lunettes couleur de rose. Par exemple, sur la question de l’esclavage, elle, l’ardent champion de l’émancipation de l’humanité, partie avec la ferme résolution de lancer ses foudres les plus terribles à la tête des propriétaires d’esclaves, elle se laisse circonvenir et n’émet plus qu’une opinion embarrassée. C’est que les astucieux