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MADAME CARLA SERENA

fer coupent la Géorgie et y facilitent grandement les communications, lorsqu’elles ne sont pas obstruées par les neiges, ce qui arriva à Mme Carla Serena ; elle mit un mois (décembre 1875) pour se rendre du port de Paki, sur la mer Noire, à Tiflis. Elle arriva en Iméréthie dans la semaine qui précède le grand carême, et assista aux fêtes qui se donnent à cette occasion.

« Chez les Caucasiens, le carnaval ne revêt point la forme d’un divertissement populaire ; les jours qui précèdent le grand carême ne s’y distinguent que par la quantité de mets et de boissons qu’on y engloutit : c’est la semaine des invitations réciproques. Dans ce pays de bonne vinée, le peuple boit avidement sans tomber pourtant dans l’ivresse ; il a trop l’habitude des crus régionaux pour laisser sa cervelle au fond de la coupe. Des toasts caractéristiques accompagnent ces agapes géorgiennes. Avant de s’asseoir au banquet, on choisit un président de toasts (taloumbach) devant lequel on place des vases de toute sorte : bocaux, verres, cornes d’animaux, gobelets à anse remplis jusqu’au bord. Chaque convive, en portant une santé, lui montre le récipient qu’il se dispose à vider, et le président est tenu d’absorber d’un trait une coupe d’un contenu égal. À l’enthousiasme avec lequel chacun des buveurs est acclamé, on peut mesurer le degré d’estime ou de sympathie dont il jouit parmi l’assistance. La dernière santé portée est celle du président. Ce taloumbach jouit d’un pouvoir absolu, à l’effet de faire boire les assistants. Si l’un d’eux se montre récalcitrant, il a droit de le chasser de la société ou de lui verser sur la tête le contenu de la coupe qu’il refuse de boire. Disons, pour rendre justice aux Géorgiens, que c’est un affront que nul n’a jamais mérité. Quant au maître de la maison, il ne s’attable pas avec les convives ; son rôle est de veiller à ce que chacun soit servi comme il faut ; ce serait un crime de lèse-majesté qu’un amphytrion s’occupât de lui-même et négligeât ses invités. En Mingrélie (autre province transcaucasienne), on célèbre une fête qui se nomme capounoba (préparation de la viande de porc). Chaque maison tue sa gent porcine. Ce repas au cochon est exclusivement un repas de famille ; nul étranger n’y participe. S’il en paraît un à ce moment, on dépeuple pour lui la basse-cour ; mais du cochon il n’en a pas une bouchée, et pourtant, pendant plusieurs jours, le Mingrélien ne mange pas autre chose. Cette époque de l’année est aussi celle où le vin de la dernière récolte est réputé prêt pour le consommateur et la vente. On découvre alors les grands vases d’argile cuite qui, dans cette région, remplacent