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LES LIAISONS

pendant obligé de convenir qu’il devient souvent plus fort que vous, & n’êtes-vous pas le premier à vous plaindre du trouble involontaire qu’il vous cause ? Quel ravage effrayant ne ferait-il donc pas sur un cœur neuf & sensible, qui ajouterait encore à son empire par la grandeur des sacrifices qu’il serait obligé de lui faire ?

Vous croyez, Monsieur, ou vous feignez de croire que l’amour mène au bonheur ; & moi, je suis si persuadée qu’il me rendrait malheureuse que je voudrais n’entendre jamais prononcer son nom. Il me semble que d’en parler seulement altère la tranquillité ; & c’est autant par goût que par devoir, que je vous prie de vouloir bien garder le silence sur cet point.

Après tout, cette demande doit vous être bien facile à m’accorder à présent. De retour à Paris, vous y trouverez assez d’occasions d’oublier un sentiment, qui peut-être n’a dû sa naissance qu’à l’habitude où vous êtes de vous occuper de semblables objets, & sa force qu’au désœuvrement de la campagne. N’êtes-vous donc pas dans ce même lieu, où vous m’aviez vue avec tant d’indifférence ? Y pouvez-vous faire un pas sans y rencontrer un exemple de votre facilité à changer ? & n’y êtes-vous pas entouré de femmes qui toutes, plus aimables que moi, ont plus de droits à vos hommages ? Je n’ai pas la vanité qu’on reproche à mon sexe ; j’ai encore moins cette fausse modestie qui n’est qu’un raffinement de l’orgueil : & c’est de bien bonne foi que je vous dis ici, que je me connais bien peu de moyens de plaire : je les aurais tous, que je