Page:Choderlos de Laclos - Les Liaisons dangereuses, 1869, Tome 1.djvu/235

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âme, le combat de ses idées & de ses sentiments, s’y peignirent de vingt façons différentes. Je me mis à table à côté d’elle ; elle ne savait exactement rien de ce qu’elle faisait ni de ce qu’elle disait. Elle essaya de continuer de manger ; il n’y eut pas moyen : enfin, moins d’un quart d’heure après, son embarras & son plaisir devenant plus forts qu’elle, elle n’imagina rien de mieux que de demander permission de sortir de table, & elle se sauva dans le parc, sous le prétexte d’avoir besoin de prendre l’air. Madame de Volanges voulut l’accompagner ; la tendre prude ne le permit pas ; trop heureuse, sans doute, de trouver un prétexte pour être seule, & se livrer sans contrainte à la douce émotion de son cœur !

J’abrégeai le dîner le plus qu’il me fut possible. A peine avait-on servi le dessert, que l’infernale Volanges, pressée apparemment du besoin de me nuire, se leva de sa place pour aller trouver la charmante malade : mais j’avais prévu ce projet ; & je le traversai. Je feignis donc de prendre ce mouvement particulier pour le mouvement général ; & m’étant levé en même temps, la petite Volanges & le curé du lieu se laissèrent entraîner par ce double exemple ; en sorte que madame de Rosemonde se trouva seule à table avec le vieux commandeur de T…, & tous deux prirent aussi le parti d’en sortir. Nous allâmes donc tous rejoindre ma belle, que nous trouvâmes dans le bosquet près du château ; & comme elle avait besoin de solitude & non de promenade, elle aima autant revenir avec nous que nous faire rester avec elle.