Page:Choderlos de Laclos - Les Liaisons dangereuses, 1869, Tome 2.djvu/133

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Mon ami, quand vous m’écrivez, que ce soit pour me dire votre façon de penser & de sentir, & non pour m’envoyer des phrases que je trouverai, sans vous, plus ou moins bien dites dans le premier roman du jour. J’espère que vous ne vous fâcherez pas de ce que je vous dis-là, quand même vous y verriez un peu d’humeur ; car je ne nie pas d’en avoir : mais pour éviter jusqu’à l’air du défaut que je vous reproche, je ne vous dirai pas que cette humeur est peut-être un peu augmentée par l’éloignement où je suis de vous. Il me semble qu’à tout prendre, vous valez mieux qu’un procès & deux avocats, & peut-être même encore que l’attentif Belleroche.

Vous voyez qu’au lieu de vous désoler de mon absence, vous devriez vous en féliciter ; car jamais je ne vous avais fait un si beau compliment. Je crois que l’exemple me gagne, & que je veux vous dire aussi des cajoleries : mais non, j’aime mieux m’en tenir à ma franchise ; c’est donc elle seule qui vous assure de ma tendre amitié, & de l’intérêt qu’elle m’inspire. Il est fort doux d’avoir un jeune ami dont le cœur est occupé ailleurs. Ce n’est pas là le système de toutes les femmes ; mais c’est le mien. Il me semble qu’on se livre, avec plus de plaisir, à un sentiment dont on ne peut rien avoir à craindre : aussi j’ai passé pour vous, d’assez bonne heure peut-être, au rôle de confidente. Mais vous choisissez vos maîtresses si jeunes, que vous m’avez fait apercevoir pour la première fois que je commence à être vieille. C’est bien fait à vous de vous préparer ainsi une longue carrière