Page:Choderlos de Laclos - Les Liaisons dangereuses, 1869, Tome 2.djvu/169

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toute correspondance va être rompue entre nous ? Est-ce pour me punir de n’avoir pas deviné ce qui était contre toute vraisemblance ? ou me soupçonnez-vous de vous avoir affligée volontairement ? Non, je connais trop bien votre cœur, pour croire qu’il pense ainsi du mien. Aussi la peine que m’a faite votre lettre est-elle bien moins relative à moi qu’à vous-même !

O ma jeune amie ! je vous le dis avec douleur ; mais vous êtes bien trop digne d’être aimée, pour que jamais l’amour vous rende heureuse. Eh ! quelle femme vraiment délicate & sensible, n’a pas trouvé l’infortune dans ce même sentiment qui lui promettait tant de bonheur ! Les hommes savent-ils apprécier la femme qu’ils possèdent ?

Ce n’est pas que plusieurs ne soient honnêtes dans leurs procédés, & constants dans leur affection ; mais, parmi ceux-là même, combien peu savent encore se mettre à l’unisson de notre cœur ! Ne croyez pas, ma chère enfant, que leur amour soit semblable au nôtre. Ils éprouvent bien la même ivresse ; souvent même ils y mettent plus d’emportement ; mais ils ne connaissent pas cet empressement inquiet, cette sollicitude délicate, qui produit en nous ces soins tendres & continus, & dont l’unique but est toujours l’objet aimé. L’homme jouit du bonheur qu’il ressent, & la femme de celui qu’elle procure. Cette différence, si essentielle & si peu remarquée, influe pourtant, d’une manière bien sensible, sur la totalité de leur conduite respective. Le plaisir de l’un est de satisfaire ses désirs ; celui de l’autre est surtout de les faire naître.