Page:Chrysostome - Oeuvres complètes, trad Jeannin, Tome 11, 1867.djvu/106

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habitués du palais leur adressaient ainsi un salut d’amitié. À cette époque surtout, où les fidèles étaient persécutés, la charité avait tout son empire ; et comment ? C’est que, malgré les distances fort grandes qui les séparaient, ils gardaient entre eux cependant la plus étroite union ; et les plus éloignés eux-mêmes, tout comme s’ils avaient été voisins, s’envoyaient mutuellement le salut ; tous s’entr’aimaient ; le pauvre aimait le riche, le riche aimait le pauvre, autant que chacun aime ses propres membres ; on ne connaissait point de préséance, parce que tous étaient enveloppés également dans la haine publique, tous rejetés et bannis pour la même cause. Et tels que des prisonniers de guerre arrachés de pays différents, se portent un même et mutuel intérêt quand ils ont la même ville pour prison, parce que leur misère commune en fait des frères ; tels alors les chrétiens, réunis par la communauté de bonheur ou de disgrâce, se témoignaient réciproquement une grande charité.
5. La tristesse et les tribulations forment, en effet, entre ceux qui souffrent, un indestructible lien, augmentent la charité, redoublent la piété et la componction. Écoutez David : « Il m’a été bon que vous m’ayez humilié, Seigneur ; j’ai appris ainsi votre justice et vos lois ». (Ps. 118,71) Entendez un autre prophète : « Il est bon à l’homme de porter le joug du Seigneur dès son adolescence ». (Jérémie, 3,27) Et ailleurs : « Bienheureux l’homme que vous instruirez par l’épreuve, Seigneur ». (Ps. 93,12) Un autre nous a dit : « Ne méprisez pas les rudes leçons du Seigneur » (Prov. 3,11) ; et encore : « Si vous voulez arriver à la hauteur du service de Dieu, préparez votre âme à la tentation ». (Sir. 2,1) Jésus-Christ à son tour avertissait ses disciples : « Vous trouverez l’oppression et la peine en ce monde, mais ayez confiance. Vous pleurerez », ajoute-t-il, « vous gémirez vous autres, et le monde sera dans la joie » (Jn. 16,20, 33) ; car il nous en prévient aussi : « La voie est étroite et rude ». (Mt. 7,14) Voyez-vous comment partout la tribulation nous est proposée avec éloges, avec instances, comme une nécessité de premier ordre ? En effet, si dans les luttes du cirque et de l’arène, personne ne peut sans peine emporter la couronne ; s’il faut la mériter en se formant par les travaux, par les abstinences, par un sévère régime de vie, par les veilles, par mille exercices gênants, combien plus le faut-il pour le ciel ! Eh ! quel homme au monde est exempt de peines ? M’opposerez-vous l’empereur ? Ah ! pas plus que personne il ne mène une vie affranchie de soucis, mais au contraire sa carrière est remplie d’ennuis et d’angoisses. Regardez, non pas le diadème, mais ce déluge d’inquiétudes, qui fait constamment autour de lui gronder la tempête ; voyez, non la pourpre de son manteau, mais son âme, son âme plus assombrie que cette pourpre sombre : la couronne lui ceint le front beaucoup moins que l’inquiétude ne lui serre le cœur. Contemplez, non pas le nombre de ses gardes, mais la multitude de ses chagrins ; aucune maison de simples sujets n’abrite, autant que le palais des rois, une multitude de tristes soucis. La mort les menace sans cesse, ils redoutent même leurs proches ; il semble que toutes les tables soient couvertes de sang. On croit en voir lorsqu’on entre à table et lorsqu’on en sort. Que de nuits pleines d’horreur où les visions et les rêves arrachent de leur couche les princes tremblants ! Voilà les soucis en pleine paix ; mais que la guerre s’allume, leurs inquiétudes vont redoubler. Se peut-il imaginer une vie plus misérable ?
Et que ne leur font pas endurer ceux-mêmes qui les touchent de plus près, ceux sur qui pèse plus immédiatement leur empire ? Hélas ! le pavé de leur palais est souvent inondé d’un sang qui leur est cher. Faut-il vous raconter quelques traits de ce genre ? Peut-être suffiront-ils pour vous faire comprendre que telle est bien la triste vérité. Plus volontiers je vous rappellerai des faits anciens, bien qu’ils soient assez contemporains, toutefois, pour n’être pas effacés de la mémoire publique.
Ainsi l’on raconte qu’un souverain, soupçonnant la vertu de son épouse, la fit enchaîner dans les montagnes, et livrer toute nue aux lions dévorants, bien que déjà elle lui eût donné de son sein plusieurs princes et rois[1]. Imaginez dès lors une vie plus triste que la sienne ! Quel dut être le bouleversement de ce noble cœur, pour arriver à commander une si terrible expiation ! Ce souverain fit aussi mourir son propre fils ; et le frère de celui-ci se donna la mort ainsi qu’à tous ses enfants[2]. On raconte encore que ce même

  1. 1-2 Les faits auxquels le saint orateur fait allusion ne sont pas tous également certains ; il en raconte plus d’un d’après la rumeur publique, et d’ailleurs le texte de ce discours est altéré en plusieurs endroits. Disons cependant : 1° L’impératrice exposée aux lions est probablement une fable ; 2° Le fils condamné à mourir, par son père, est Crispus, l’aîné du grand Constantin, et le fait n’est que trop vrai ; 3° Le frère de Crispus et son histoire sont controuvés, ou plutôt le texte est altéré ; 4° Les princes qui meurent par suicide, l’impératrice empoisonnée par imprudence, l’héritier du trône auquel on arracha les yeux, sont autant de problèmes historiques ; 5° Mais l’histoire nous montre Valens dans l’empereur brûlé vif après une bataille, et Arcadius dans le souverain si malheureux qui régnait à l’époque où parlait saint Jean Chrysostome.
  2. Même note que la première