Page:Chrysostome - Oeuvres complètes, trad Jeannin, Tome 11, 1867.djvu/24

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mais pour l’idée qu’il se forge d’un mal purement imaginaire ? Ainsi nos larmes vous sont dues, parce que vous allez vous croire misérable, et non pas à cause de votre pauvreté ; car comme pauvre vous êtes très heureux.
Eh quoi ! le riche vous fait-il donc envie parce qu’il s’est voué plus que vous aux chagrins ? parce qu’il s’est condamné à un plus dur esclavage ? parce que, semblable au dogue enchaîné, il traîne les mille anneaux de ses écus innombrables ? Le crépuscule arrive, il se fait nuit ; mais pour lui, le temps du repos devient l’heure du trouble, du chagrin, de la crainte, de l’inquiétude. Vienne un bruit léger… il est déjà sur pied ! Qu’un vol se commette : lui qui n’a point pâti, souffre plus d’ennui que celui qui a été victime du vol. Une fois dépouillé, celui-ci cesse de craindre : l’autre nourrit une crainte perpétuelle.
La nuit arrive, port où finit le mal, consolation de toutes nos misères, remède de nos blessures. Voyez plutôt l’homme en proie à quelque grand chagrin : amis, parents, alliés, père ou mère même veulent en vain le consoler ; loin d’écouter, loin de se rendre à leur voix, la colère lui monte, rien qu’à les entendre : car il n’y a pas de flamme qui fasse autant souffrir qu’une amère douleur ; cependant que le sommeil lui commande le repos, il n’aura plus même la force d’ouvrir les yeux pour résister.
Tels encore nos membres brûlés, dévorés par les rayons d’un soleil ardent, cherchent et acceptent l’abri qui se présente, et lui trouvent les délices de mille fontaines d’eau vive et des plus doux zéphyrs : telle notre âme subit le bienfaisant empire des ombres et du sommeil ; ou plutôt ni le sommeil ni la nuit n’apportent ces bienfaits ; tout ce calme vient de Dieu, qui sait la condition misérable du genre humain.
Mais nous, nous sommes sans pitié pour nous-mêmes ; ennemis de notre bonheur, nous avons inventé une tyrannie qui l’emporte sur la nécessité naturelle du repos, l’insomnie que cause le souci des richesses. « Le souci des richesses éloigne le sommeil », dit le sage. (Sir. 31,1)
Et pourtant admirez la divine Providence :cette consolation, ce repos, n’a pas été remis à notre libre arbitre ni à notre choix ; l’usage du sommeil n’est pas soumis à notre volonté ; une invincible nécessité de notre nature nous enchaîne sous ses lois, dont, malgré nous le bienfait s’impose. Dormir est un besoin de nature. Mais bourreaux de nous-mêmes, nous nous tourmentons comme nous ferions des étrangers, et des ennemis, nous avons su nous imposer une tyrannie plus forte qu’un besoin physique, celle de l’avare ! Le jour brille, l’avare redoute les fripons ; la nuit tombe, il craint les voleurs ; la mort menace, et c’est moins la mort qui le désole que l’idée de laisser aux autres tout son bien. A-t-il un jeune enfant ? Ses désirs cupides grandissent, il se croit indigent. N’en a-t-il pas ? son chagrin est encore pire.
Voudrez-vous donc estimer heureux, celui qui ne peut goûter un instant de joie ? Regarderez-vous d’un œil d’envie cet homme jouet des vagues et des flots, vous qui reposez dans votre pauvreté comme en un port tranquille ? C’est vraiment une infirmité de notre nature, que de ne pas accepter généreusement une position féconde en tout bien, et d’outrager même la source qui nous les procure.
Voilà pour ce monde. Mais quand nous serons passés dans l’autre, écoutez le cri de ce riche, du possesseur de ces biens que vous estimez tant, et que je déclare, moi, n’être pas des biens, mais des choses indifférentes. « Père Abraham, envoyez Lazare pour qu’il trempe dans l’eau le bout de son doigt, et qu’il rafraîchisse ma langue ; parce que je souffre dans cette flamme ». (Lc. 16,24) Ce riche, cependant, n’avait subi aucun des ennuis que je signalai tout à l’heure ; libre de tout chagrin et de tout souci, il avait passé toute une vie tranquille… mais, que dis-je ? toute une vie ! pour désigner ce moment si rapide, car notre vie n’est qu’un bien court instant, comparée à l’éternité… Enfin, tout avait marché au gré de ses désirs, et néanmoins son témoignage ou plutôt la cruelle expérience ne le montre-t-elle pas misérable ? Est-ce donc bien toi, malheureux, dont la table se couvrait de vins exquis, et maintenant, à l’heure du plus pressant besoin, tu ne peux même disposer d’une goutte d’eau ! Est-ce bien toi qui regardais de si haut l’indigent Lazare et ses affreux ulcères ? Et maintenant tu voudrais le voir un instant, et ne peux l’obtenir ! Gisant hier à la porte de ton palais, il repose aujourd’hui dans le sein d’Abraham ; et toi qui couchais sous de pompeux lambris, désormais tu prends ton lit dans l’éternelle flamme !