Page:Cicéron - Œuvres complètes, Garnier, 1850, tome 2.djvu/310

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Cérès. Quoique cette déesse eût, à Rome, un temple d’une beauté et d’une magnificence admirable, des prêtres du peuple romain, choisis dans le collège décemviral, furent envoyés jusqu’à Enna. Telle était la majesté et l’ancienneté de son culte, qu’en partant pour cette ville, ils semblaient se transporter, non pas au temple de Cérès, mais auprès de Cérès elle-même. Je m’arrête, car peut-être mon discours vous paraît étranger au barreau, et déplacé devant un tribunal. Apprenez que cette Cérès même, la plus ancienne et la plus révérée de toutes les divinités, celle à qui tous les peuples et toutes les nations offrirent leurs premiers hommages, a été enlevée de son temple et de sa demeure par Verrès. Ceux de vous qui sont entrés dans Enna, ont vu une statue de Cerès en marbre, et dans un autre temple une statue de Proserpine. Elles sont toutes deux très-belles et très-grandes, mais plus modernes. Il y en avait une autre en bronze, d’une grandeur moyenne, d’une beauté parfaite, portant des flambeaux, très-ancienne, la plus ancienne même de toutes celles qui sont dans ce temple : c’est celle-là que Verrès a enlevée ; et ce ne fut pas assez de ce seul sacrilège. Devant le temple, dans un lieu découvert et spacieux, sont deux statues, l’une de Cerès, l’autre de Triptolème, toutes deux très-belles et d’une très-grande proportion. Leur beauté les a mises en péril, mais leur grandeur les a sauvées. Le déplacement semblait offrir trop de difficultés. Dans la main droite de Cérès était une très-jolie figure de la Victoire : Verrès la fit arracher de la statue, et la transporta dans son palais.

L. Quels remords doivent déchirer son âme, lorsqu’il parcourt la liste de ses forfaits, puisque moi-même je ne puis les raconter sans frémir d’horreur, sans frissonner de tout mon corps ! … Ce temple, ce lieu, la majesté de ce culte, toutes les circonstances enfin sont présentes à mon esprit. Je me rappelle ce jour où, lorsque j’entrai dans Enna, je rencontrai sur mon passage les prêtres de Cérès, ceints de bandelettes et de verveines ; je me rappelle ce concours et cette foule de citoyens qui s’empressaient autour de moi ; pendant que je leur parlais ; ils fondaient en pleurs, ils poussaient des gémissements ; il semblait que la ville entière fût plongée dans le deuil le plus cruel. Ils ne se plaignaient pas de ses exactions dans les décimes, de la spoliation de leurs biens, de l’iniquité de ses jugements, de l’infamie de ses débauches, de sa violence, des outrages sans nombre dont il les avait accablés : ils voulaient que la majesté de Cérès, que l’ancienneté de son culte, que la sainteté de son temple, fussent vengées par le supplice du plus scélérat et du plus audacieux des hommes. À ce prix, ils oubliaient tous leurs autres maux. Cette douleur était si vive qu’on eût dit que Verrès était entré dans Enna, comme un autre Pluton, et qu’il avait, non pas enlevé Proserpine, mais arraché de leurs bras Cérès elle-même. En effet, Enna est moins une ville qu’un temple de Cérès : ils croient qu’elle réside au milieu d’eux, et les habitants semblent tous être les prêtres, les concitoyens, les ministres de cette déesse. Et dans Enna vous osiez ravir la statue de Cérès ! vous osiez dans Enna enlever la Victoire de la main de Cérès, arracher une déesse de la main d’une déesse ! Des hommes habitués au crime, étrangers à tout sentiment de religion, n’ont osé cependant profaner et toucher aucun de ces objets