Page:Cicéron - Œuvres complètes, Garnier, 1850, tome 2.djvu/516

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rentrer avec violence ? Elle le défend encore. Mais soit ; il n’est rien qu’on ne puisse acheter, si l’on cède à toutes les exigences des vendeurs. Dépouillons donc le monde entier, vendons nos domaines, épuisons le trésor, et, pour enrichir les possesseurs de terres odieuses et pestilentielles, achetons encore des terres.

Je continue. Comment distribuera-t-on ces terres ? quel plan sera suivi ? quel ordre arrêté ? Rullus dit : « On établira des colonies. Combien ; de quels hommes ; dans quels lieux ? Qui ne voit qu’en pareille matière tout cela est à considérer ? Pensiez-vous donc, Rullus, que nous livrerions à vous et aux vôtres, à ces machinateurs de vos nobles projets, l’Italie désarmée, pour être mise sous la sauvegarde de vos garnisons, occupée par vos colonies, opprimée et chargée de vos chaînes ? Qui nous garantit, Rullus, que vous n’installerez pas une colonie sur le mont Janicule, et qu’il vous sera impossible de rendre cette ville la vassale et l’esclave d’une autre ville ? — Nous ne le ferons pas, dites-vous. — D’abord, je n’en sais rien ; ensuite, je l’appréhende ; et enfin, je ne saurais consentir à ce que le salut de Rome fût un de vos bienfaits plutôt que le résultat de notre prudence commune.

VI. Avez-vous supposé que personne de nous ne comprendrait le but où vous tendez en couvrant l’Italie de vos colonies ? Il est écrit dans la loi : « LES DÉCEMVIRS CONDUIRONT DES COLONS DANS TELLES VILLES MUNICIPALES, TELLES COLONIES QU’ILS VOUDRONT ; ILS ASSIGNERONT A CES HOMMES TELLES TERRES ET TELLES LOCALITÉS QU’ILS VOUDRONT ; de sorte que, lorsqu’ils auront rempli l’Italie de leurs soldats, vous aurez perdu, non seulement l’espérance de conserver votre dignité, mais encore de reconquérir votre indépendance. On m’objecte que ce ne sont là que des soupçons et des conjectures. Que personne ne s’y trompe ; déjà, ils manifestent leur antipathie contre le nom de cette république, contre Rome, siége de notre empire, contre ce temple du grand Jupiter, contre cette citadelle de toutes les nations. Ils veulent établir une colonie à Capoue, opposer cette ville à la nôtre, y porter leurs richesses, y transférer le nom de cet empire. Ce lieu, dit-on, par la fertilité de son territoire, par l’immensité de ses ressources, enfanta jadis l’orgueil et la cruauté ; et c’est là que nos colons, gens choisis pour l’exécution de tous les crimes, seront placés par les décemvirs. Sans doute aussi qu’une fois en possession de cette ville, dont les habitants, héritiers d’une splendeur et d’une opulence antiques, n’ont pu jouir autrefois avec modération de leur prospérité, vos satellites useront avec mesure d’un état de fortune si nouveau pour eux. Nos pères ont enlevé à Capoue ses magistratures, son sénat, ses conseils, toutes les marques d’une république ; ils ne lui ont laissé que le vain nom de Capoue ; et ce n’était pas par cruauté (qui fut en effet plus clément que ces hommes qui ont restitué tant de fois tous leurs biens à des ennemis étrangers et vaincus ? ), c’était par prudence. Ils prévoyaient que s’il y subsistait toujours quelque vestige des formes républicaines, cette même ville pourrait bien devenir un jour le siège de notre empire. Vous, décemvirs, si vous ne vouliez renverser la république, et vous préparer à vous-mêmes une domination nouvelle, auriez-vous méconnu les conséquences désastreuses de votre loi ?