Page:Cicéron - Œuvres complètes, Garnier, 1850, tome 2.djvu/558

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V. Si la poursuite que vous intentez touchait aux intérêts du peuple, si elle était juste, si elle était légale, C. Gracchus l’aurait-il négligée ? Peut-être la mort d’un oncle vous a-t-elle causé une douleur plus cruelle que la mort d’un frère à C. Gracchus ; peut-être la perte d’un oncle, que vous n’avez jamais vu, est pour vous plus amère que ne l’a été pour lui celle d’un frère avec lequel il avait vécu dans la plus tendre union : sans doute l’oncle dont vous vengez la mort était semblable au frère dont Caïus aurait poursuivi les meurtriers, s’il avait voulu employer cette voie ; et ce Labiénus, votre oncle, quel qu’il fût, a laissé sans doute dans le cœur du peuple autant de regrets qu’en avait laissé Tib. Gracchus ? Peut-être aimez-vous plus tendrement que Caïus ? Vous avez plus de courage ? plus de sagesse ? plus de crédit ? plus d’autorité ? plus d’éloquence ? vous qui, à supposer que ces qualités eussent été médiocres en lui, les feriez paraître éminentes, par comparaison avec ce qu’elles sont en vous. Mais vous le savez, C. Gracchus était à cet égard supérieur à tout le monde : jugez donc quelle distance il y a entre vous et lui ! Mais Gracchus aurait souffert mille fois la mort la plus cruelle plutôt que de voir le bourreau mettre le pied dans l’assemblée du peuple ; le bourreau, à qui les lois portées par Caton le Censeur ont interdit non seulement l’entrée du forum, mais ce jour qui nous éclaire, et l’air que nous respirons, et le séjour de Rome. Labiénus ose se dire l’ami du peuple, et m’accuser d’être opposé à vos intérêts, lui qui va rechercher les formes les plus odieuses de supplices et de sentences, non pas dans vos traditions et dans celles de vos ancêtres, mais dans les monuments des annales et dans les archives des rois ; tandis que moi, par tous mes moyens, tous mes conseils, tous mes discours et toutes mes actions, j’ai combattu et réprimé sa cruauté : à moins toutefois que vous ne consentiez à subir une condition que les esclaves ne pourraient supporter sans l’espérance de la liberté. C’est une calamité que d’être flétri par un jugement public ; c’est une calamité que d’être condamné à perdre ses biens ; c’est une calamité que d’être exilé ; mais dans tous ces malheurs on conserve toujours quelque trace de liberté. Et si enfin nous sommes dévoués à la mort, mourons en hommes libres. Mais un bourreau, mais ce voile qui enveloppe la tête, mais le nom même de la croix ! Qu’un tel opprobre non seulement ne menace plus les citoyens romains, mais ne souille plus même leur pensée, leurs oreilles, leurs yeux. Car pour des choses si horribles, ce n’est pas seulement l’effet et l’exécution, c’est la possibilité, c’est l’attente, c’est l’idée seule enfin qui est indigne d’un citoyen de Rome et d’un homme libre. Ainsi nos esclaves se verront affranchis de la crainte de tels supplices par la générosité de leurs maîtres et par une formalité ; et nous nos services, notre vie entière, nos dignités, rien ne saurait nous garantir du fouet, du gibet et de la croix !

Je l’avoue, T. Labiénus, oui, je le déclare hautement et m’en fais gloire, c’est moi, c’est ma prudence, mon courage, mon autorité qui vous ont fait abandonner cette poursuite cruelle, odieuse, plus digne d’un tyran que d’un tribun. Et bien que dans cette affaire vous n’ayez tenu aucun compte des exemples de nos ancêtres, de