Page:Cicéron - Œuvres complètes, Garnier, 1850, tome 2.djvu/751

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l’abandon ou je laissais mes chers enfants ; sur le malheur d’un frère absent, le plus tendre et le meilleur des frères ; sur la ruine soudaine d’une famille si florissante : mais le salut de mes concitoyens l’emporta dans mon cœur, et j’aimai mieux voir la république ébranlée par la retraite d’un seul citoyen, que détruite par le massacre de tous. Je prévoyais, ce qui depuis est arrivé, que je pourrais me relever un jour, à l’aide des bons citoyens restés en vie ; mais que s’ils périssaient tous avec moi, je n’avais plus d’espérance. Ma douleur fut grande, pontifes, plus grande qu’on ne saurait le croire ; j’en conviens, et je ne me pique pas de cette sagesse qu’auraient voulu voir en moi certaines gens qui me trouvaient trop affligé et trop abattu. Pouvais-je, au moment où l’on m’arrachait à tant d’objets dont je ne parle plus, parce que je n’ai point la force d’en parler, même aujourd’hui, sans répandre des larmes ; pouvais-je affecter de n’être pas homme ? pouvais-je étouffer les sentiments de la nature ? Alors je ne mériterais point d’éloges, et je n’aurais rien fait pour la république, puisque je n’aurais abandonné pour elle que des objets peu regrettables ; et cette insensibilité, pareille à celle d’un cadavre qui ne sent point quand on le brûle, je l’appellerais stupidité, et non pas vertu.

XXXVII. Mais ressentir dans son âme des douleurs si cruelles ; essuyer seul, au milieu de la paix, tout ce que des ennemis vainqueurs font souffrir aux vaincus ; être arraché des bras de sa famille ; voir sa maison démolie, ses biens mis au pillage ; perdre enfin sa patrie par amour pour elle ; être dépouillé des bienfaits du peuple romain ; tomber tout d’un coup du faîte des honneurs, voir ses ennemis, avec tout l’appareil consulaire, venir demander, avant la mort de leur victime, le prix de ses funérailles ; supporter toutes ces disgrâces pour sauver ses concitoyens, et vivre loin d’eux, non avec l’indifférence d’un sage qui n’est touché de rien, mais avec la sensibilité pour les siens et pour soi-même, qui est si naturelle a l’homme : c’est la une haute, une immortelle gloire. En effet, celui qui sacrifie facilement à la république ce qu’il n’a jamais estimé ni chéri, ne lui prouve pas un grand attachement : mais se séparer, à cause d’elle, des objets les plus chers et les plus regrettés, c’est montrer qu’on aime sa patrie, puisqu’on la préfère aux plus douces affections. Ainsi, dût en crever de dépit ce furieux, je lui dirai, puisqu’il m’a attaqué : Oui, j’ai sauvé deux fois la patrie ; consul, lorsque je vainquis sans armes des ennemis armés ; simple particulier, lorsque je cédai à des consuls qui m’opposaient des armes. L’un et l’autre événement m’a procuré les plus nobles récompenses : le premier, de voir prendre pour moi les habits de deuil, par un décret du sénat, et à tout le sénat et a tous les gens de bien ; le second, d’entendre décider, et par le sénat, et par le peuple romain, et par tous les hommes, soit en leur nom, soit au nom des villes, que, sans mon retour, la république était perdue. Mais ce retour si glorieux pour moi, pontifes, dépend de ce que vous allez prononcer ; car si vous me remettez en possession de ma maison, comme l’ont déjà fait, dans tout le cours de cette affaire, vos témoignages d’intérêt, vos avis et vos opinions, je vois et je comprends que je suis véritablement rétabli. Mais si ma maison, au lieu