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VIE DE CICÉRON.

de la ville, dans la résolution de s’y consacrer à l’étude, et d’attendre, dans cette tranquille occupation, que des jours meilleurs eussent lui pour la république. « Heureusement, écrivit-il à Varron, que j’ai fait la paix avec mes livres, qui n’ont pas été fort satisfaits de me voir si longtemps oublier leurs préceptes. »

Pressé de repartir pour l’Afrique, César donna le consulat, pour les trois mois qui restaient de l’année, à Vatinius et à Fufius Calénus, et se nomma lui-même consul avec Lépide pour l’année suivante (707). Un usage si arbitraire de sa nouvelle autorité, fit juger tout d’un coup par quelles maximes il se proposait de gouverner, et jeta une grande tristesse dans la ville.

La guerre d’Afrique tenait encore l’univers en suspens. Cicéron, n’attendant rien d’heureux de l’un ni de l’autre parti, continua de mener une vie solitaire au milieu de ses livres. Il se lia plus étroitement avec Varron, qui passait pour le plus savant des Romains, et leur amitié s’immortalisa par l’honneur qu’ils se firent mutuellement de se dédier leurs ouvrages. Ce fut dans cette retraite que Cicéron, outre des traductions d’Homère, du Timée de Platon et des tragiques grecs, composa son traité des Partitions oratoires, pour l’instruction de son fils, âgé de dix-huit ans. Un autre fruit de son loisir fut le Dialogue sur les orateurs fameux, qu’il publia sous le titre de Bridas, ouvrage qui devait servir de complément aux trois livres de l’Orateur déjà publiés.

Cicéron, au commencement de la guerre civile, était le débiteur de César. Il en était devenu à son tour le créancier. Il était gêné ; il aurait voulu être remboursé, mais ne savait quel moyen employer. Sa gêne était d’autant plus grande, qu’un divorce venait de le séparer de Térentia, depuis trente ans sa femme ; divorce que tout le monde n’approuva pas, quoique Térentia, outre son caractère difficile et ses profusions sans bornes, prêtât aussi au soupçon d’accueillir les ennemis de son mari. Elle lui avait apporté de grands biens, qu’il fallut lui restituer en la quittant.

Ces difficultés forcèrent Cicéron de s’engager dans un autre mariage. « Dans un temps si misérable, je n’aurais jamais pensé, dit-il, à changer ma situation, si je n’avais trouvé à mon retour mes affaires en aussi mauvais état que celles de la république. Des intrigues et des perfidies entretenues contre moi dans ma propre maison, m’en ont fait une obligation ; et je me suis vu forcé de chercher, par de nouvelles alliances, à me défendre contre la trahison des anciennes. » Ses amis lui proposèrent plusieurs partis. Il se détermina pour une jeune fille, nommée Publilia, sa pupille, belle, riche, bien alliée. La disproportion de leur âge (il avait soixante-deux ans) lui attira quelques railleries. « Elle est bien jeune, lui disait-on. — « Demain elle sera femme, » répliqua-t-il.

De son côté, Térentia, qui vécut, dit-on, cent trois ans, prit, suivant saint Jérôme, pour second mari Salluste, ennemi de Cicéron, et Messala pour le troisième. Dion lui en donne même un quatrième, Vibius Rufus, qui fut consul sous le règne de Tibère, et qui se vantait de posséder deux choses qui avaient appartenu aux deux plus grands hommes du siècle précédent, la femme de Cicéron et le siège sur lequel avait été tué César.

Ce dernier revint victorieux d’Afrique. L’incertitude où l’on était de l’issue de la guerre avait fait garder jusque-là quelques ménagements au sénat ; mais bientôt la flatterie ne connut plus de bornes, et les honneurs qui furent prodigués à César surpassèrent tout ce qu’on avait jamais vu. Le dégoût que ces bassesses inspirèrent à Cicéron, et la certitude que son rôle était fini et son éloquence inutile, lui firent prendre la résolution d’acquérir à Naples une maison qui put lui servir de prétexte pour se tenir désormais éloigné de Rome, « où, suivant ses expressions, loin de le mettre au gouvernail, on ne le jugeait pas même digne de travailler à la pompe. » Mais ses amis l’en détournèrent, en le pressant de se soumettre à la nécessité, et d’éviter que César expliquât sa retraite comme une marque d’aversion pour lui. Il lui fallut se rendre à leurs avis. « Aussi longtemps que notre préfet des mœurs, » dit-il par une allusion moqueuse à la censure de César, « fera son séjour à Rome, j’y resterai. Mais lui parti, vite je cours à Naples. »

César, qui ne songeait guère à consulter Cicéron, ne dédaignait pas de s’appuyer parfois de l’autorité de son nom, et en souscrivait à son insu les décrets du sénat, lesquels se fabriquaient chez lui et par lui. « J’apprends quelquefois, dit Cicéron, qu’un sénatus-consulte, passé à mon avis, a été porté en Syrie et en Arménie, avant que j’aie su qu’il ait été fait ; et j’ai reçu des lettres de plusieurs rois, qui me remercient de leur avoir accordé ce titre, tandis que j’ignorais non-seulement qu’ils l’eussent obtenu, mais qu’ils fussent au monde. »

Cependant il était recherché des chefs du parti victorieux, des favoris de César, qui vivaient même avec lui dans la plus grande familiarité, et lui « composaient, comme il le dit, une espèce de cour : » c’étaient Balbus, Oppius, Marius, Pansa, Hirtius et Dolabella : il soupait presque tous les jours avec eux, et les deux derniers s’exerçaient sous lui à la déclamation. « Pourquoi, écrivait-il à Varron, pourquoi me défendrais-je de souper avec ceux qui nous gouvernent ? Que voulez-vous ? Il faut céder au temps. » Et pour céder au temps, il cherchait dans ses livres de philosophie et d’histoire, ne pouvant sans doute les trouver dans sa conscience, des maximes, des exemples, des raisons qui lui servissent d’excuse