Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/552

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esprits. Un homme qui se connaît en éloquence n’a souvent besoin, pour établir son opinion, que de passer et de donner un coup d’œil sans s’arrêter, sans prêter son attention. Voit-il le juge bâiller, parler avec son voisin, se lever de sa place, s’informer de l’heure qu’il est, demander au président qu’il termine l’audience ; c’en est assez ; il comprend aussitôt qu’il n’y a pas la un orateur dont le discours fasse sur l’esprit des juges ce que la main du musicien fait sur les cordes d’une lyre. Mais s’il voit les juges attentifs, et les yeux fixés sur celui qui parle, témoigner par des signes d’approbation ! que le discours porte la lumière dans leur esprit ; s’il les voit ravis en extase demeurer, pour ainsi dire, suspendus aux lèvres de l’orateur, comme on voit rester immobile un oiseau enchanté par des sons mélodieux ; s’il voit enfin, ce qui est le plus important, la pitié, la haine ou quelque autre passion les remplir d’un trouble involontaire ; s’il aperçoit, dis-je, en passant, de pareils effets, même sans rien entendre, il prononcera hardiment qu’il y a devant ce tribunal un véritable orateur, que l’œuvre de l’éloquence s’accomplit ou est déjà consommé.

LV. Après ces réflexions, dont Brutus et Atticus reconnurent la justesse, je revins à mon sujet. J’avais dit, repris-je, que Cotta et Sulpicius étaient préférés à tous leurs rivaux par le public de leur temps, et ce sont eux qui ont donné lieu à cette digression. C’est donc par eux que je rentrerai en matière ; ensuite je parcourrai les autres dans le même ordre que j’ai suivi jusqu’à présent.

On peut diviser en deux classes les bons orateurs ; car ce sont les seuls dont nous nous occupions : les uns parlent avec précision et simplicité, les autres ont un style plus élevé et plus abondant. De ces deux manières, la meilleure est sans doute celle qui a le plus d’éclat et de magnificence : cependant tout ce qui excelle dans son genre mérite des éloges, dès que ce genre est bon. Mais à côté de la précision est le danger de la maigreur et de la sécheresse ; et à côté de la grandeur est celui de l’enflure et de l’exagération. Ce principe posé, Cotta brillait par la finesse de l’invention ; son élocution était pure et facile, et il avait réglé, fort sagement son style ainsi que son action sur la faiblesse de sa poitrine, qui lui interdisait tout effort violent. Il n’y avait rien dans ses discours qui ne fût correct, sain et de bon goût ; et, ce qui est un grand mérite, ne pouvant subjuguer les esprits par cette force victorieuse qui n’était point le caractère de son éloquence, il les maniait avec assez d’adresse pour les amener insensiblement au même but où les entraînait violemment Sulpicius.

En effet, parmi les orateurs que je me souviens d’avoir entendus, Sulpicius fut sans contredit le plus pathétique, et, pour ainsi dire, le plus tragique de tous. Il avait une voix étendue, et en même temps agréable et sonore ; son geste et tous ses mouvements étaient pleins de grâce, mais de cette grâce qui convient au barreau et non au théâtre. Son élocution était impétueuse et rapide, sans avoir rien de superflu ni de redondant : il voulait imiter Crassus ; Cotta prenait Antoine pour modèle ; mais on ne trouvait point dans Cotta la force d’Antoine, et Sulpicius laissait à désirer l’élégance de Crassus.