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Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/708

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parole un champ large, et où ont cours des sentiments assez rapprochés de l’opinion vulgaire. Pour Caton, c’est, à notre avis, un parfait stoïcien, dont les idées ne peuvent avoir grand crédit près de la foule, appartenant d’ailleurs à une secte qui proscrit tout agrément du discours et le veut le plus sec possible, et qui procède toujours par de petites et incisives interrogations. Mais il n’est rien de si incroyable que la parole ne sache rendre probable ; rien de si affreux et de si inculte que l’éloquence ne fasse briller et ne cultive en quelque façon. Tout plein de cette pensée, j’ai été plus audacieux que Caton lui-même. Car il ne parle d’ordinaire que de la grandeur d’âme, de la continence, de la mort, des beautés de la vertu, des dieux immortels, de l’amour de la patrie ; et il donne à ses idées stoïciennes la parure de l’éloquence. Mais moi, j’ai réduit en lieux communs, tout en me jouant, ces principes même que les stoïciens enseignent à peine dans leurs écoles et leurs spéculations. Ce sont ces opinions qu’eux-mêmes, en raison de leur étrangeté, et parce qu’elles blessent les sentiments vulgaires, nomment des paradoxes (παράδοξα) ; et j’ai voulu essayer s’il était possible de les rendre accessibles à tous en leur donnant du jour et de la vraisemblance, ou si la philosophie parlait décidément une autre langue que le commun des hommes ; et j’ai tenté l’entreprise d’autant plus volontiers, que ces fameux paradoxes, comme on les nomme, me semblent tout à fait socratiques, et parfaitement conformes à la vérité.

Vous recevrez donc ce petit livre, œuvre de mes nuits d’été, car mes longues veilles ont naguère porté des fruits que j’ai fait paraître sous votre invocation. Vous goûterez ce genre d’exercices que je pratique souvent, et par lequel j’accommode à mon style oratoire les thèses des écoles. Je ne veux pas cependant que vous teniez cet ouvrage pour un grand présent ; il n’est pas de ceux que l’on expose au milieu d’une citadelle, comme la Minerve de Phidias ; mais vous y reconnaîtrez, j’espère, la plume que vous avez quelquefois inspirée.

PREMIER PARADOXE.

Que le seul bien, c’est l’honnête.

I. Je crains fort que ce discours ne paraisse à quelqu’un des vôtres un écho des discussions stoïciennes, plutôt que l’expression de mes propres sentiments ; je n’en dirai pas moins ce que je pense, et je le dirai plus brièvement que ne pourrait le comporter un si grand sujet. Je puis prendre le ciel à témoin que jamais richesses, palais, fortune ou puissance, et tous ces plaisirs qui enchaînent la foule, ne m’ont paru mériter qu’on les comptât parmi les biens et qu’on en fît l’objet de ses désirs ; car je voyais ceux à qui ils étaient le plus libéralement échus aspirer ardemment à ce dont ils étaient comblés. On ne satisfait et on n’étanche jamais la soif de la cupidité ; et les possesseurs de ces objets enviés ne sont pas dévorés seulement par la fureur de les accroître, mais encore par la crainte de les perdre. À ce propos, je me remets souvent en mémoire la sagesse de ces hommes de parfait désintéressement, nos ancêtres, qui donnaient, il est vrai, aux fragiles et périssables fureurs de la fortune le