Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/709

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le nom de biens, mais par le fait et dans la pratique, en jugeaient tout autrement. Est-ce que le bien peut appartenir à un méchant homme ? Est-il possible que, dans l’abondance des biens, on ne soit pas homme de bien ? Or, ne voyons-nous pas tous ces prétendus biens se répandre sur les méchants et nuire aux honnêtes gens ? Que l’on me plaisante tant que l’on voudra, la saine raison aura plus de crédit auprès de moi que l’opinion du vulgaire. Je ne dirai jamais qu’en perdant un troupeau ou des meubles on perd des biens, et je citerai souvent avec éloge l’un des sept sages, Bias, à ce que je crois, dont Priène, la patrie, venait de tomber aux mains des ennemis. Tous ses concitoyens fuyaient, emportant avec eux le plus qu’ils pouvaient ; on l’engage à suivre leur exemple : « C’est ce que je fais, repart-il, car je porte tous mes biens avec moi. » Il regardait comme des jouets de la fortune, qui ne lui appartenaient, à lui, d’aucune façon, tous ces biens selon notre langage. Qu’est-ce donc, demandera-t-on que le bien ? On dit très justement que ce qui est fait avec droiture, honnêteté et vertu, est bien fait ; et ce qui est droit, honnête et vertueux, est, selon moi, le seul bien.

II. Mais ces réflexions, un peu abstraites, peuvent sembler obscures. Il faut leur donner, pour commentaire, la vie et les actions des grands hommes ; les paroles seules semblent trop subtiles pour un tel sujet. Je vous le demande, est-ce que les fondateurs de cette belle république vous paraissent avoir songé aux charmes des richesses, à l’agrément des plaisants séjours, aux délices du luxe, aux voluptés des festins ? Passez en revue tous les rois. Voulez-vous commencer à Romulus ? ou bien avec la république et par ceux-mêmes qui mirent l’État en liberté ? Par quels degrés Romulus est-il monté au ciel ? est-ce par ces prétendus biens, ou par ses hauts faits et ses vertus ? Et Numa Pompilius ? pensez-vous que ses urnes et ses vases d’argile aient été moins agréables aux dieux que les coupes ciselées de tant d’autres ? Je ne dirai rien des autres rois ; ils sont tous égaux entre eux, à l’exception du Superbe. Demandez à Brutus ce qu’il a fait pour affranchir son pays ; demandez à tous les compagnons de sa grande entreprise ce qu’ils ambitionnaient et ce qu’ils poursuivaient : en trouverez-vous un seul qui eût en vue les plaisirs et les richesses, et qui se soit proposé autre chose que de remplir la tâche d’un homme de cœur et d’un grand citoyen ? Qui arma contre Porsenna le bras de Mucius, sans aucun espoir de salut ? Quelle force secrète maintint, au milieu d’un pont, Coclès seul contre toutes les forces ennemies ? Quelle puissance inspira les vœux des deux Décius, et les poussa au travers des bataillons armés ? Quel mobile avait le désintéressement de Fabricius, et la sobriété de M. Curius ? Et ces deux boulevards de Rome dans la guerre Punique, Cn. et P. Scipion, qui voulurent lui faire un rempart de leurs corps contre le débordement des Carthaginois ? et les deux Africains ? et Caton qui vécut entre les deux ? et tant d’autres qu’on ne pourrait nombrer (car, chez nous les exemples domestiques abondent), que pensons-nous qu’ils aient estimé digne de leur ambition, si ce n’est ce qui leur paraissait louable et beau ?