Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome III.djvu/631

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
623
TUSCULANES, LIV. I.

source d’où je tirais ce que je puis avoir eu d’éloquence.

IV. Aristote, ce rare génie, et dont les connaissances étaient si vastes, jaloux de la gloire que s’acquérait Isocrate le Rhéteur, entreprit à son exemple d’enseigner l’art de la parole, et voulut allier l’éloquence avec la sagesse. Je veux de même, sans oublier mon ancien caractère d’orateur, me jeter sur des matières de philosophie. Je les trouve plus grandes, plus abondantes que celles du barreau : et mon sentiment fut toujours que ces questions sublimes, pour ne rien perdre de leur beauté, avaient besoin d’être traitées amplement et avec toutes les grâces qui dépendent du langage. J’ai essayé si j’y réussirais, et cela est allé déjà si loin, que j’ai même osé tenir des conférences philosophiques, à la manière des Grecs. Dernièrement, après que vous fûtes parti de Tusculum, j’y éprouvai mes forces en présence d’un grand nombre d’amis. C’est ainsi que ces déclamations d’autrefois, où j’avais pour but de me former au barreau, et dont j’ai continué l’usage plus longtemps que personne, sont aujourd’hui remplacées par un exercice de vieillard. Je faisais donc proposer la thèse, sur laquelle on voulait m’entendre : je discourais là-dessus, assis, ou debout : et comme nous avons eu de ces sortes d’entretiens durant cinq jours, je les ai rédigés en autant de livres. Voici comme nous faisions. D’abord celui qui voulait m’entendre, disait son sentiment, et moi ensuite je l’attaquais. Vous savez que cette méthode est celle de Socrate, et qu’il la regardait comme le plus sûr moyen de parvenir à démêler où est le vraisemblable. Mais pour vous mettre mieux au fait de nos conférences, je n’en ferai pas un simple récit ; je les rendrai comme si elles se tenaient actuellement. Commençons.

V. L’auditeur. Je trouve que la mort est un mal. Cicéron. Pour les morts, ou pour ceux qui ont à mourir ? L’a. Pour les uns, et pour les autres. C. Puisque c’est un mal, c’est donc une chose qui rend misérables ceux qu’elle regarde. L’a. Oui sans doute. C. Ainsi, et ceux qui sont déjà morts, et ceux qui doivent mourir, sont misérables. L’a. Je le crois. C. Personne donc, qui ne soit misérable. L’a. Personne du tout. C. Donc, pour raisonner conséquemment, tout ce qu’il y a d’hommes, nés ou à naître, non-seulement sont misérables, mais le seront toujours. Car n’y eût-il de mal que pour ceux qui ont à mourir, cela regarderait tous les vivants, puisque sans exception ils sont tous mortels. Avec leur vie, cependant, leur misère finirait. Mais d’ajouter que les morts eux-mêmes sont misérables, c’est vouloir que nous soyons nés pour une misère sans bornes : que ceux qui moururent il y a cent mille ans, et que tous les hommes, en un mot, soient misérables. L’a. Aussi est-ce bien mon avis. C. Dites-moi, je vous prie, n’est-ce point que l’image des enfers vous effraye ? Un Cerbère à trois têtes ; les flots bruyants du Cocyte ; le passage de l’Achéron ; un Tantale mourant de soif, et qui a de l’eau jusqu’au menton, sans qu’il puisse y tremper ses lèvres ;

Ce rocher que Sisyphe épuisé, hors d’haleine,
Perd à rouler toujours ses efforts et sa peine ;

des juges inexorables, Minos et Rhadamanthe, devant lesquels, au milieu d’un nombre infini d’auditeurs, vous serez obligé de plaider vous-même votre cause, sans qu’il vous soit permis d’en charger, ou Crassus, ou Antoine, ou, puis-