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CICÉRON.

vérité, c’était anciennement la coutume dans les festins, comme Caton le dit dans ses Origines, que les convives chantassent, au son de la flûte, les louanges des grands hommes. Mais ce qui fait bien voir qu’alors les poëtes étaient peu estimés, c’est que Caton lui-même, dans une de ses oraisons, reproche à un consul de son temps, comme quelque chose de honteux, d’avoir mené des poëtes avec lui dans la province où il commandait. Il y avait mené Ennius. Moins la poésie était honorée alors, moins on s’y attachait. Cependant, parmi ceux qui la cultivèrent, nous avons eu de beaux génies, qui ne demeurèrent pas fort au-dessous des Grecs. Si l’on eût fait à l’illustre Fabius un mérite de ce qu’il savait peindre, combien n’aurions-nous pas eu de Polyclète et de Parrhasius ? C’est la gloire qui nourrit les arts : le goût du travail sans elle ne nous vient point : et tout métier auquel on attachera du mépris, sera toujours négligé. Savoir chanter, et jouer des instruments, était de toutes les perfections la plus vantée chez les Grecs. Aussi dit-on qu’Épaminondas, qui selon moi a été le premier homme de la Grèce, jouait parfaitement du luth. Thémistocle, qui était de quelques années plus ancien, passa pour un homme mal élevé, sur ce qu’étant invité à prendre une lyre dans un festin, il avoua qu’il n’en savait pas jouer. De là vient que les Grecs ont eu quantité de célèbres musiciens. Ils se piquaient tous de savoir ce qu’ils n’auraient pu ignorer sans honte. Par la même raison, comme ils faisaient un grand cas des mathématiques, ils y ont excellé : au lieu que chez nous on a cru que de savoir compter et mesurer, c’était assez.

III. Au contraire, nous avons de bonne heure aspiré à être orateurs. Ce fut d’abord sans y chercher d’art ; on se contentait d’un talent heureux ; l’art vint ensuite au secours. Il y avait effectivement du savoir dans Galba, dans Scipion l’Africain, dans Lélius. Avant eux, Caton avait été homme d’étude. Lépidus, Carbon, les Gracques sont venus depuis : et à descendre jusqu’au temps où nous sommes, le nombre et le mérite de nos orateurs est tel, que la Grèce, ou ne l’emporte nullement sur nous, ou l’emporte de peu. Pour la philosophie, elle a été jusqu’à présent négligée ; et dans notre langue nous n’avons point d’auteurs, qui lui aient donné une sorte d’éclat. C’est à quoi j’ai dessein de m’appliquer, afin que si nos Romains ont autrefois retiré quelque fruit de mes occupations, ils en retirent encore, s’il est possible, de mon loisir. J’embrasse d’autant plus volontiers ce nouveau travail, que déjà certains philosophes, dont je veux croire les intentions bonnes, mais dont le savoir ne va pas loin, ont témérairement répandu, à ce qu’on dit, plusieurs ouvrages de leur façon. Or il se peut faire qu’on pense bien, et qu’on ne sache pas s’expliquer avec élégance. Mais en ce cas, c’est abuser tout à fait de son loisir, et écrire en pure perte, que de mettre ses pensées sur le papier, sans avoir l’art de les arranger, et de leur donner un tour agréable, qui attire son lecteur. Aussi les auteurs dont je parle n’ont-ils de cours que dans leur parti : et s’ils trouvent à se faire lire, c’est seulement de ceux qui veulent qu’on leur permette à eux-mêmes d’écrire dans ce goût-là. Après avoir donc tâché de porter l’art oratoire à un plus haut point qu’il n’avait été parmi nous, je m’étudierai avec plus de soin encore à bien mettre en son jour la philosophie, qui est la