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CICÉRON

XXXIX. Dans mon enfance, Aufidius, qui avait été préteur, non-seulement opinait dans le sénat, et assistait ses amis de ses conseils, mais il écrivait de plus l’histoire grecque, et sans cesse il étudiait. J’ai eu longtemps chez moi Diodorus le Stoïcien. Depuis qu’il eut perdu la vue, il s’appliqua plus que jamais à la philosophie, sans autre relâche que celui déjouer quelquefois du luth, à la manière des Pythagoriciens. On lui faisait nuit et jour quelque lecture : et ce qu’il paraît qu’on ne saurait presque faire sans yeux, il continuait à enseigner la géométrie, faisant très-bien entendre à ses disciples quelle ligne il fallait tracer, et de quel point à quel point. On dit d’Asclépiade, philosophe assez distingué dans la secte Érétricienne, que lorsqu’il eut perdu la vue, quelqu’un lui ayant demandé en quoi cet accident était le plus fâcheux pour lui : « C’est, » répondit-il, « qu’il me faut un valet pour m’accompagner. » En effet, si l’extrême pauvreté devient supportable à qui peut mendier, comme font les Grecs, aussi un aveugle trouve-t-il à se consoler, lorsqu’il a de quoi se faire servir. Démocrite, après avoir perdu les yeux, ne pouvait plus distinguer le blanc du noir : mais il distinguait le bien du mal, le juste de l’injuste, l’honnête du honteux, l’utile de l’inutile, le grand du petit. On peut être heureux, sans discerner la variété des couleurs ; on ne peut l’être, sans avoir des idées vraies. Ce grand homme croyait même que la vue était un obstacle aux opérations de l’âme ; et en effet, tandis que les autres voyaient à peine ce qui était à leurs pieds, son esprit parcourait l’univers, sans trouver de borne qui l’arrêtât. On prétend qu’Homère était aveugle. Cependant ses poèmes sont de véritables tableaux. Quelle contrée, quel rivage, quel lieu de la Grèce, quel genre de combat, quelle ordonnance de bataille, quelle manœuvre sur mer, quels mouvements d’hommes et d’animaux, n’y sont pas dépeints si au naturel, que l’auteur semble nous mettre sous les yeux ce qu’il n’avait jamais vu lui-même ? Qu’a-t-il donc manqué à Homère, et à d’autres savants, pour goûter tous les plaisirs dont l’âme est capable ?

Anaxagore et Démocrite auraient-ils sans cela quitté leurs pays et leurs biens, pour se livrer tout entiers à l’agrément divin qui est attaché à la recherche et à la découverte de la vérité ? Aussi les poètes, qui nous donnent l’augure Tirésias pour un sage, ne le représentent jamais comme se plaignant de ce qu’il est aveugle. Homère, au contraire, nous ayant donné Polyphème pour un homme barbare et féroce, il le représente s’entretenant avec un bélier, et enviant le bonheur de cet animal, en ce qu’il peut aller où il veut, et brouter où il lui plaît. Homère n’avait pas tort ; car le cyclope n’était pas plus raisonnable que le bélier.

XL. Voyons maintenant si c’est un grand mal que la surdité. Crassus était un peu sourd : mais il avait un malheur plus grand ; c’est qu’il entendait souvent parler mal de lui, quoiqu’à mon avis ce fût injustement. Parmi nos Épicuriens, il en est peu qui entendent le grec, et peu de Grecs entendent notre langue. Ils sont donc comme sourds les uns à l’égard des autres : et nous le sommes tous à l’égard d’une infinité de langues que nous n’entendons point. Vous médirez qu’un sourd est privé du plaisir d’entendre une belle voix : mais aussi n’entend-il pas le bruit