Page:Cicéron - Des suprêmes biens et des suprêmes maux, traduction Guyau, 1875.djvu/145

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Puisque le but de la philosophie est le bonheur, et que c’est pour cela que les hommes l’ont étudiée[1] ; que, parmi bien d’autres opinions, la vôtre le place dans la volupté, comme elle fait consister le malheur de la vie dans la douleur, il faut voir d’abord ce que c’est, selon vous, que de vivre heureusement.

Vous conviendrez, je crois, que, s’il est vrai que le bonheur existe, il doit dépendre du sage. Un bonheur qu’on pourrait perdre ne serait pas le vrai bonheur. Or, qui peut espérer jouir toujours d’un bonheur périssable et fragile[2] ? Mais celui qui se défie de la perpétuité de son bonheur, craint nécessairement de devenir malheureux en le perdant. Or, personne ne peut être heureux avec la crainte de très-grands maux. Personne ne peut donc être heureux[3].

Ce n’est point, en effet, par quelque partie de la vie, mais par la vie tout entière, qu’on doit juger du bonheur. On ne peut appeler une vie heureuse, si elle ne l’est parfaitement et absolument, ni dire quelqu’un heureux à un moment, malheureux à un autre : car celui qui s’estimera pouvoir être malheureux ne sera pas heureux. Mais lorsque, par la sagesse, on s’est rendu la vie heureuse, elle est aussi stable que la sagesse même dont elle est l’ouvrage ; et alors il n’est plus besoin d’attendre la fin de la vie pour juger du bonheur, comme Solon, dans Hérodote, l’enseigne à Crésus[4].

  1. Le mot même de philosophie désignait pourtant autre chose que la recherche du bonheur.
  2. Le bonheur, tel que le conçoivent les épicuriens.
  3. Dans la doctrine d’Epicure. Ce syllogisme a dû être emprunté par Cicéron à quelque ouvrage stoïcien. D’après les stoïciens, en effet, l’essence même du bonheur, c’est qu’il dépend de nous. Le faire dépendre des choses extérieures, par exemple du plaisir et de la peine que les événements peuvent nous donner ou nous ôter, c’est le méconnaitre et Le nier. Le véritable bonheur réside dans la véritable liberté de l’âme et dans la conscience de cette liberté. Le bonheur ainsi conçu peut être absolu, parce qu’il ne dépend que de nous.
  4. On se rappelle le récit d’Hérodote. Crésus demandant à Solon quel était, à son avis, l’homme le plus heureux du monde, Solon lui nomma d’abord Tellus d’Athènes, puis Cléobis et Biton. Le roi, qui s’attendait à être nommé, entra en colère (Hérodote, I, 32) : “ Athénien, dit-il, faites-vous donc si peu de cas de ma félicité, que vous me jugiez indigne d’être comparé avec de simples citoyens ? — Seigneur,