devant de moi pour s’emparer de mes premiers baisers, et qui pénétraient mon cœur d’une joie intérieure et secrète ! une gloire qui n’est pas encore à son comble, des amis à qui je puis être utile ! ô malheureux, malheureux que je suis ! un seul jour, un instant fatal m’enlève toutes les douceurs de la vie. » Sans doute ; mais tu n’ajoutes pas que la mort t’en ôte aussi le regret. Si on était bien convaincu de cette vérité, on s’exempterait de bien des peines et des alarmes. L’assoupissement de la mort a fermé tes paupières ; te voilà pour le reste des siècles à l’abri de la douleur : nous, à côté d’un bûcher lugubre, nous versons sur tes cendres des flots de larmes, et le temps n’effacera jamais les traces de notre douleur. Insensés ! pourquoi nous dessécher dans le deuil et dans les pleurs ? Un sommeil paisible, un repos éternel, ne voilà-t-il pas un grand sujet d’affliction ?
Souvent, la coupe à la main, des convives couronnés de fleurs s’écrient dans leur ivresse : « Le plaisir est fugitif : bientôt il va nous quitter pour ne plus revenir ; » comme s’ils craignaient après la mort d’être dévorés par la soif, épuisés par la sécheresse, ou tourmentés par d’autres désirs !
Quand le corps et l’âme reposent dans les bras du sommeil, on ne s’inquiète ni de soi ni de la vie ; et, bien que cet état de calme puisse durer éternellement, il n’est jamais troublé par le regret de notre existence : néanmoins les mouvements de la sensibilité ne sont pas tellement égarés pendant le sommeil, que le réveil ne puisse aisément les ramener à leur direction. La mort est donc encore moins que le sommeil, si ce qui n’est rien peut avoir des degrés. Elle cause plus de désordre et de confusion dans les principes, et il ne se réveille plus, celui qui s’est endormi dans la mort.
Si la nature élevait tout à coup la voix et nous faisait entendre ces reproches : « Mortel, pourquoi te désespérer ainsi sans mesure ? Pourquoi gémir et pleurer aux approches de la mort ? Si tu as passé jusqu’ici des jours agréables, si ton âme n’a pas été un vase sans fond où se soient perdus les plaisirs et le bonheur, que ne sors-tu de la vie comme un convive rassasié ? Pourquoi, insensé, ne vois-tu pas arriver tranquillement le moment du repos ? Si, au contraire, tu as laissé échapper tous les biens qui se sont offerts, si la vie ne t’offre plus que des dégoûts, pourquoi voudrais-tu multiplier des jours qui doivent s’écouler avec le même désagrément, et s’évanouir à jamais