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Page:Claude Farrère - Les civilisés, 1905.djvu/239

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d’amitié : l’amitié intime de deux êtres qui pourraient coucher ensemble, et qui préfèrent philosopher à l’unisson. — Mais l’amour de Mévil pour Marthe Abel ? Ah ! non, laisse-moi rire : ils se sont vus au bal, au tennis ; il l’a entendu crier play et ready et il a constaté qu’elle ne valsait pas en mesure ; asseoir là-dessus de l’amitié, de l’intimité, un échange quelconque de sensations cérébrales, c’est l’imagination d’un bonhomme qui a dans sa poche un billet direct pour Charenton.

« Et Mévil en est là.

« Je le vois chaque jour, et je l’étudié avec infiniment de curiosité : c’est un beau cas pathologique. Les deux passions le rongent comme deux chiens un même os. Le matin, l’influence de sa nuit imbécilement chaste opère : il pense surtout à la femme Malais, et combine contre elle des plans assez naïfs : son habileté de jadis s’est évaporée avec son bon sens ; il ne sait plus imaginer que des séquestrations ou des viols ; et, sans plaisanterie, je crois que la cour d’assises le guette. — Le soir, autre guitare : soleil couchant, ciel rouge entre les arbres noirs, brise languide chargée de parfums lourds, — Mévil devient poétique, met une cravate feuille morte et fait l’Inspection dans son pousse argenté, pour saluer Marthe Abel avec des yeux pensifs. La nuit tombée, il rentre, dîne mal et couche seul. Ce régime ne l’engraisse pas. Rien de pire, pour un alcoolique, que d’être brusquement sevré d’alcool ; et Mévil est une manière d’alcoolique, qui a choisi les femmes en guise d’eau-de-vie.