Page:Claude Farrère - Les civilisés, 1905.djvu/243

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

toutes les orgies se saluèrent avec raideur, les canons lançant leurs notes brèves, les matelots blancs, les soldats rouges froidement alignés face à face ; aux baïonnettes, le soleil levant mettait du sang.

Le Bayard s’éloigna sur la mer. Hong-Kong descendit sous l’horizon. On faisait route à l’ouest. La côte chinoise bleuissait à tribord. Au crépuscule, Leï-Tchao émergea du couchant ; le mont Jacquelin se profila, mi-parti jaune et noir : sables en bas, broussailles en haut. Le Bayard, à l’aube suivante, entra dans la rivière Mat-Se, remonta l’estuaire de Kouang-Cho-Van, entre deux rives vertes gardées de brisants, semées de villages tapis sous des arbres. La ville française étalait ses casernes, ses docks et ses écoles, — vides. Dans le port, un croiseur était à l’ancre. Le Bayard stoppa, fit un signal ; l’autre navire appareilla, et tous deux, en ligne de file, redescendirent le fleuve.

Fierce comptait les jours. Encore trois avant Saïgon, — si l’on faisait route directe. Mais non : on passa le détroit d’Haï-Nan ; la division d’Orvilliers allait se concentrer au Tonkin, en baie d’Halong. Fierce désespéra. Le charme était rompu, qui, près de Sélysette, l’avait régénéré, refait jeune, chaste, candide, — heureux ; seul, et loin d’elle, il se retrouvait vieux, débauché, sceptique, — civilisé. Vainement il regardait avec ferveur le cher portrait volé, qui tant de fois lui avait servi de talisman protecteur. — Le charme était rompu. — Le portrait de Sélysette n’était plus qu’une image impuissante ; il fallait la