Page:Claude Farrère - Les civilisés, 1905.djvu/277

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pourquoi vous me faites horreur ! Regardez-vous dans cette glace ! Regardez-vous, regardez-vous donc ! »

Il regarda malgré lui.

« Vos yeux creux ? Vos joues vertes ? Mais toute votre vie dégradante, abjecte, est écrite sur cette figure-là ! Mais ça se voit, mais ça se lit, que vous n’êtes même plus un homme, à peine un pantin détraqué, dont les fils se cassent. Et vous parlez de m’épouser, de m’acheter avec vos quatre sous, moi qui suis jeune, saine, chaste ? vous qui êtes plus vieux que les vieux, et qu’on traînera bientôt dans la petite voiture des paralytiques ? Vous êtes fou ! Cela coûte plus cher que cela, d’acheter une vierge ! »

Il tenta de se redresser, affolé de honte.

— « Plus cher ? Combien ? — Je demande le tarif ! Et le nom de l’acheteur ! L’homme riche, la bonne dupe prête à tout, le cocu content ! Et parbleu, j’y suis : c’est Rochet ; il n’y a pas plus gâteux à Saïgon, ni plus millionnaire. — Et je me souviens très bien : je l’ai vu baver sur votre gant, un soir, chez le gouverneur ! »

Elle ne rougit pas.

— « Vous avez vu ? Tant mieux. Oui, je l’épouserai, si je veux, si je daigne ; — si la tristesse de la vie m’oblige, moi, pauvre comme une mendiante, à me vendre. L’acheteur, au moins, sera riche comme un roi. Vous… »

Du doigt, elle montra la porte. Ses yeux lançaient de la foudre. Il recula peureux.

Il recula ; deux chaises, heurtées dans sa déroute,