Page:Claude Farrère - Les civilisés, 1905.djvu/300

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qu’au tiers, le tombeau de l’Évêque n’apparaissait encore à l’horizon.

Alors, tandis qu’il appuyait plus mollement sur les pédales, une étrange modification physiologique se fit en lui : sa matière pensante s’absenta de son corps, s’en écarta, comme il advient dans le sommeil et peut-être dans la mort. Et le lien qui rattache l’une à l’autre les deux substances, — le lien de vie, — s’étira et devint fragile, cependant que l’énergie musculaire diminuait, et que la lassitude se faisait extrême et douloureuse.

Dédoublé, il se vit lui-même, comme on se voit dans un miroir. — Il vit son corps, — ou son double ? accroupi sur la selle et courbé sur le guidon, les coudes pointus, les jambes raides. Il vit son visage, et s’inquiéta de le trouver pâle : quoi ! c’était lui cette face plombée, ces yeux creux, ce regard terne ? c’était lui, ces lèvres exsangues, dont le baiser froid devait répugner comme un baiser d’agonisant ? Agonisant ; — il répéta le mot, — et vit ses lèvres remuer en le prononçant. — Il était médecin, il connaissait bien la grimace funèbre des hommes qui vont mourir ; il la reconnut, — impitoyable. La Mort devait être proche de lui ; il s’imagina macabrement qu’elle pédalait dans son ombre, sur une bicyclette rivée à la sienne.

Ses tempes étaient très froides. Le lien de son corps et de son double s’était allongé sans doute, car maintenant il se voyait de plus loin, plus petit. Et confusément, il sentit ce lien moins souple : les ordres de la