Page:Claude Farrère - Les civilisés, 1905.djvu/305

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« — D’où viens-tu ? Pourquoi es-tu ici à une heure pareille ? »

Il parlait avec une brusquerie inquiète.

Fierce chercha dans sa tête. Il ne se rappelait plus. Oui, pourquoi était-il là ?… Pour parler de sa douleur, pour l’étaler et la remuer ? À quoi bon, puisque c’était fini ? Les mots lui manquaient, et le courage.

Il s’adossa au mur. Torral scruta son silence et sonda ses yeux ternes ; puis, haussant les épaules, il embrassa du geste la chambre vide.

« Tu vois ? je m’en vais. Je déserte.

— Ah ? » murmura Fierce indifférent.

Torral répéta deux fois : « Je déserte. » Et dans le silence qui suivit, le mot parvint au cerveau de Fierce, qui comprit lentement

— « Tu désertes quoi ? demanda-t-il.

— Ma batterie, parbleu Saïgon.

— Quelle batterie ? »

Torral reprit en main la lampe, et regarda Fierce au visage.

— « Plus malade que je ne croyais, jugea-t-il. C’est ton mariage cassé qui t’abrutit de la sorte ? Tu ne sais peut-être pas que la guerre est déclarée ? »

De la tête et des épaules, Fierce fit signe qu’il n’en savait rien, et que peu lui importait.

— « Déclarée, répéta Torral. Et depuis midi, les Anglais bloquent Saïgon. La nouvelle est arrivée tout à l’heure, avec le paquebot qui a essuyé les premiers obus.

Fierce réfléchit une minute, tachant d’imaginer une