Page:Cleland - Mémoires de Fanny Hill, femme de plaisir, 1914.djvu/24

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justice qu’elles méritaient, mais sans leur faire l’accueil auquel elles étaient accoutumées…

« Nous eûmes un dîner à l’anglaise, c’est-à-dire sans l’essentiel, sans soupe ; aussi je n’avalai que quelques huîtres avec du vin de Graves délicieux ; mais je me sentais bien, car je trouvais du plaisir à voir Edgard occuper habilement les deux nymphes.

« Dans le fort de la joie, ce jeune fou proposa à l’Anglaise de danser le Rompaipe en costume de la mère Ève, et elle y consentit, pourvu que nous prissions le costume du père Adam et que l’on trouvât les musiciens aveugles…

« On me dispensa des frais de toilette, à condition que si je venais à sentir l’aiguille de la volupté, je me dépouillerais comme les autres. Je promis. On alla chercher les aveugles, on ferma les portes, et les toilettes s’étant faites pendant que les artistes accordaient leurs instruments, l’orgie commença.

« Ce fut un de ces moments dans lesquels j’ai connu beaucoup de vérités. Dans celui-là j’ai vu que les plaisirs de l’amour sont l’effet et non la cause de la gaîté. J’avais sous mes yeux trois corps superbes, admirables de fraîcheur et de régularité ; leurs mouvements, leur grâce, leurs gestes et jusqu’à la musique, tout était ravissant, séduisant ; mais aucune émotion ne vint m’annoncer que j’y fusse sensible. Le danseur conserva l’air conquérant, même pendant la danse, et je m’étonnais de n’avoir jamais fait cette expérience sur moi-même. Après la danse, il fêta les deux belles, allant de l’une à l’autre jusqu’à ce que l’effet naturel l’eût rendu inhabile en le forçant au repos. La Française vint s’assurer si je donnais quelque signe de vie ; mais sentant mon néant, elle me déclara invalide.

« L’orgie terminée, je priai Edgard de donner quatre