Page:Cleland - Mémoires de Fanny Hill, femme de plaisir, 1914.djvu/290

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yeux où régnaient à la fois la surprise, la tendresse et la crainte. Il resta quelques moments sans pouvoir proférer une syllabe. Enfin, ces douces expressions sortirent de sa divine bouche : « Est-ce bien vous, mon aimable, ma chère Fanny ? après un si long espace de temps !… après une si longue absence ! M’est-il permis de vous revoir encore ?… N’est-ce point une illusion ?… » Et dans la vivacité de ses transports, il me dévorait de caresses et m’empêchait de lui répondre par les baisers qu’il imprimait sur mes lèvres. Je me trouvais de mon côté dans un état si ravissant, que j’étais effrayée de mon bonheur, et je tremblais que ce ne fût un songe. Cependant, je l’embrassais avec une fureur extrême, je le serrais de toutes mes forces, comme pour l’empêcher de m’échapper de nouveau. « Où avez-vous été ? m’écriai-je… Comment… comment pûtes-vous m’abandonner ? Êtes-vous toujours mon amant ?… M’aimez-vous toujours ?… Oui, cruel, je vous pardonne toutes les peines que j’ai souffertes en faveur de votre retour. » Le désordre de nos questions et de nos réponses, le trouble, la confusion de nos discours étaient d’autant plus éloquents qu’ils parlaient du cœur et que le seul sentiment nous les dictait.

Tandis que nous étions plongés dans cette délicieuse ivresse, que nos âmes étaient absorbées dans la joie, l’hôtesse apporta des hardes à Charles ; je voulus avoir la satisfaction de le servir et de l’aider de mes mains, et je pus observer la vigueur et la complexion toujours vivace de son corps.

Après avoir calmé nos transports, mon amant m’apprit qu’il avait fait naufrage sur les côtes d’Irlande et que ce qui causait son désespoir c’était l’impossibilité où ce désastre le mettait de pouvoir désormais me faire aucun bien. L’aveu naïf de son infortune m’attendrit et m’arracha des larmes. Néanmoins je ne pus m’empêcher de m’applaudir secrètement de me trouver dans la situation de réparer ses malheurs.