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LES DIEUX, LES LOIS


Empirisme moral.


On sait trop bien à quoi se réduisent les arcanes religieuses de la morale dont le sacerdoce se prétend l’unique détenteur. Voués au monopole, nos théologiens doivent reconnaître que les peuples de l’Asie, les Grecs et les Romains, tout aussi bien que nous-mêmes, ont donné, sans le secours des Dieux, des modèles des plus hautes vertus — celles-là mêmes dont les maîtres du culte réclament l’exclusive propriété pour leur troupeau. On ne conteste pas que l’Inde, l’Hellénisme, aient produit des plus nobles exemplaires de grandeur humaine — le Bouddha, Socrate et combien d’autres, non inférieurs à Jésus — par les effets d’une « morale » dont l’enseignement fut laissé à des prédications de poètes, de philosophes, hors des interventions de la Divinité. Dogmatiquement, Socrate n’en est pas moins damné pour le crime de n’avoir pas été chrétien avant le Christ, qui n’a jamais rien dit qu’on pût interpréter en ce sens[1]. L’enseignement de l’Église, au compte de laquelle s’inscrivent tant de criminelles violences, n’admet pas de « moralité » hors d’un dogme d’hier[2] dont la sanction est remise aux mains d’un Dieu bon qui a créé le mal sans nécessité.

  1. L’embarras où le dogme jette l’Église en cette affaire est tel qu’il se trouve de prétendues autorités pour dire tout bas que Socrate est peut-être en Paradis. Cela revient à l’épigramme d’un certain curé fantaisiste : « Dieu est si bon qu’il n’y a personne en enfer ». On ne se moque pas plus agréablement de ses propres « croyances ». Si le Christ est venu racheter par sa mort ceux qui croiront en lui, il faut nécessairement que ceux qui n’ont pas cru, pour quelque raison que ce soit, ne soient pas rachetés.
  2. L’homme est vieux, proclament les fossiles, d’un nombre incalculable de siècles. Comment expliquer que Dieu ait attendu si longtemps pour lui révéler sa pauvre « vérité », et vouer ainsi des foules innombrables d’innocentes créatures aux effets éternels de sa damnation sans pitié ? Dans cette horrible bagarre, le pithécanthrope seul, vu ses imperfections, a chance de se tirer d’affaire par insuffisance d’humanité. Qu’est-il advenu de l’homme de la Chapelle-aux-Saints ? On ne se hasarde pas à nous en informer.