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AU SOIR DE LA PENSÉE

Au vrai, Dieux et Démons c’est tout un — le bien et le mal dont nous faisons des personnalités actives n’étant rien que des états de notre subjectivité. Tous Dieux, bienveillants ou mauvais, procèdent d’une même indétermination de positivité. Le Dieu bon n’était pas obligé de créer les mauvais génies, pas plus que le mal qu’ils expriment sous ses directions de suprême charité. Notre « Diable », avec ses parties divines, l’emporte trop souvent, par la permission d’en Haut, sur le Dieu d’amour qui se trouve être l’auteur du mal sans l’avoir voulu, nous dit-on — ce qui ne nous inspire pas une très haute estime de sa souveraineté. Tout ce qu’il a pu faire, paraît-il, c’est de nous offrir, en compensation, un recours éventuel de félicités qui ne finiront pas. Mais, outre que le Créateur ne nous en a pas dévoilé la nature, tout cet apport est de promesses dont nul ne peut dire comment elles seront tenues, tandis que le mal, sur cette terre, se manifeste par des effets trop sûrs de patente réalité.

Pour les préceptes évangéliques, fort au-dessus des commandements bibliques purement négatifs, qui donc, croyant ou non, ne se fait gloire de les revendiquer en doctrine ? Les formules en sont partout présentées sous forme de recommandations pressantes. Imaginez-vous un homme capable de les répudier ? Celui-là même qui en est le plus détaché ne manque jamais de s’en couvrir. Cependant, que faisons-nous des préceptes de prohibitions primitives ? Il suffit d’ouvrir les gazettes pour être renseigné.

« Les loups ne se mangent pas entre eux », allègue le proverbe. En ce cas, le mot de Hobbes : Homo homini lupus, serait pour nous trop flatteur, puisque, des principales occupations des hommes jusqu’à ce jour, celle qui domine toutes les autres est encore de s’entre-tuer. Il est vrai que les loups ne donnent aucun signe de préceptes, et qu’il leur manque apparemment ainsi la consolation de déguiser la cruauté des actes sous la somptueuse parure d’une douceur universellement proclamée.

Je ne cesserai pas de noter la distance de la morale parlée à la morale vécue. Max Muller, sectateur vigilant du Dieu unique de la Grande-Bretagne, s’est oublié jusqu’à nous dire les mécomptes d’un pieux Hindou qui, par mégarde, s’était laissé gagner à l’Évangile du Christ. Sur ses conversations avec les