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LES HOMMES, LES DIEUX

marmite ne veut pas faire cuire les pommes de terre. » Cela n’est-il pas clair ? Est-il même besoin d’aller jusqu’aux Andes pour rencontrer des civilisés susceptibles d’attribuer aux choses des volontés semblables à celles qui les animent ? L’habitude en est demeurée si puissante dans notre langage que nous entendons dire encore autour de nous : « Cette porte ne veut pas s’ouvrir, ce bois ne veut pas céder. » Ce n’est plus qu’une métaphore. Mais ce fut une « explication ».

Et quand, pour tout achever, les perfectionnements du langage, affinant des déterminations de pensées, auront suggéré une puissance imaginative d’abstraire, quel moyen d’éviter que l’abstraction, sollicitée par la magie des mots, se réalise, se personnifie, en forme d’entités, de Divinités ? C’est le fétichisme grossier, demeuré tout vivant dans nos amulettes modernes, où le premier effort de la métaphysique sera de distinguer le talisman de « l’entité », du « génie », du « démon », qui le met en œuvre. Sous quelque appellation que ce soit, le Dieu de l’avenir a désormais reçu un nom, des attributs, une vie, dans les formes de l’évolution mentale dont il est le produit.

Et pourtant, figurer les énergies de la terre et du ciel en des aspects de volontés ne peut pas être le dernier mot des choses, puisque nous n’aboutissons ainsi qu’à un tumulte d’effets indépendants les uns des autres, selon les caprices divins, — ce qui est la méconnaissance totale de l’enchaînement universel. Sans s’arrêter à cet obstacle au-dessus de ses moyens, l’homme, au début de sa pensée, s’installera, triomphant d’ignorance, dans une vie de méprises consolidées par des anticipations d’accommodations futures, plus aisément attendues que rencontrées.

Avant Obéron, Prospero, Ariel et toutes les animations de féeries, nos forêts et nos plaines ont vu passer trop d’autres personnages modelés pour la légende, antichambre de la divinisation. Des Dieux partout. Des Dieux d’abord, idéale et périlleuse compagnie dont le dogme nous fera créatures, quand nous en sommes les créateurs. Dès qu’il y a des hommes, il se trouve des Dieux ! Le Dieu marque le moment où l’anthropoïde s’est décidément humanisé. La solution divine des problèmes — si pauvre de pénétration mais si féconde en débordements d’émotions — sera la première à s’offrir, ce qui ne veut pas dire que