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l’évolution

hasarde un mouvement, et, surprise que le chat soit sans riposte, la voilà rêvant d’une chance de salut. Tout doucement, elle s’oriente vers quelque trou prochain. Le chat la laisse faire, car c’est le fin du jeu, et, d’un air ennuyé, promène à l’horizon un regard indifférent. Que la suppliciée s’y laisse prendre à nouveau, et elle est perdue, car la réaction de la griffe sera mesurée à l’écart d’une fuite manquée. Lutte des ruses du tortionnaire et du patient. Si la souris paraît renoncer à la fuite, le chat ne s’amuse plus, et l’invite, d’une légère patte de velours, à s’ébrouer. Pour l’encouragement, il ira jusqu’à prodiguer ailleurs des marques d’intérêt, esquissera même un mouvement de côté. Si bien que je vis, un jour, la souris s’échapper pour aller, trop heureuse, mourir en paix de ses blessures.

Tels sont les jeux de la nature. Les griffes de l’un ne sont pas moins acérées que les dents de l’autre. Le roman du jeu n’intervient là que pour l’apprentissage de la vie. Parades d’apparences, férocités de fond. En un seul point, la Providence est méconnue, c’est lorsqu’elle donne mission à la mort de corriger tant de maux par l’oubli[1].

  1. ll y a même parfois, dans l’oubli, d’inconscients retours du faible au fort, pour revanche de philosophie. L’enseignement m’en vint, un jour, d’Osman Digma qui avait été l’un des grands de la terre, comme lieutenant général du Mahdi. Couvert de tous les crimes, il avait brillamment mené contre les Anglais, au Soudan, des hordes de fanatiques ardents au sang versé. J’allai lui rendre visite à Wadi-Halfa où il est encore retenu prisonnier, contre toutes les lois de la guerre, mais dans son intérêt peut-être, car il a appelé sur lui tant de vengeances qu’il tomberait sous le fer aux premiers pas. Je le trouvai dormant sur une botte de paille, dans une « prison » sans verrous, et comme on le réveilla, il vint à moi, la main tendue, avec des éclats de paroles pour un accueil d’aménité. Un grand vieillard à belle barbe blanche, avec des yeux de feu et un immense sourire d’illuminé. Son temps se passe à dormir, ou, assis immobile au soleil, à réciter des versets du Coran. Un jour, l’homme de guerre à qui il avait donné tant de peine vint lui rendre visite. C’était justement son vainqueur, Kitchener. On se serra la main cordialement, et le Britannique attendit quelque évocation des temps passés. Rien. Le sourire amène était là. Mais de paroles, point.

    — Ne me reconnais-tu pas ? fut la question naturelle.

    — Non.

    — je suis Kitchener.

    — Ah !

    — Tu ne te souviens pas ? Kitchener ?

    — Non.

    Et le triomphateur s’en alla, déconfit de n’avoir pas même laissé le souvenir