Page:Clemenceau - Au soir de la pensée, 1927, Tome 2.djvu/269

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
264
au soir de la pensée

j’ose présumer. De la puissance que j’ai conquise sur les choses, sur les êtres, et pour laquelle j’ai payé mon dû, je voudrais faire l’usage le moins malfaisant — imputation laissée du reste à l’irresponsabilité de l’univers. Depuis longtemps, la familiarité de la vie domestique nous avait rapprochés parmi des à-coups de violences, des déchirements de cruauté, avec des heures « d’apprivoisement » réciproque qui, parfois, nous ont faits compagnons et même amis, si vous me permettez ce mot ambitieux. Au contact des fragiles sensibilités où s’atteste le lien fraternel, j’ai ressenti le choc des communes épreuves, rehaussé, d’idéal par l’effet d’une communion supérieure avec toutes les vies dont je suis un passage. Des hommes se sont trahis les uns les autres. Des chiens me sont restés fidèles. Parfois je me demande si je l’avais mérité !

Pour le bien, pour le mal, nous sommes dominés des mêmes lois inexorables. Des uns aux autres, est-il bien sûr que nous ayons vraiment des reproches à nous adresser ? Notre suprême destinée ne serait-elle pas de nous combattre et de nous aimer tout ensemble ? Adoucir l’âpreté de la lutte par des relâches de respect, et même d’affection entre les familles vivantes, cela ne serait-il pas sans une cruelle ressemblance avec ce que nous appelons bravement, au regard de nos congénères, la « paix » de l’humanité ? Oui, cette « paix » que nous ne pouvons vous offrir, nous la voudrions, nous la prêchons entre les hommes. Nos temples en retentissent. Voyez ce que nous en avons fait. La guerre est encore bien près de notre état naturel, et la paix, trop souvent une organisation de cruautés. Au moins, n’est-ce plus l’ancien exécuteur des hautes œuvres de la Divinité qui vous parle, puisque je cherche, pour si peu que ce soit, à remonter le cours de la fatalité.

Une fatalité de joies cruelles aux dépens l’un de l’autre, avec des retours d’inutile pitié au compte des meilleurs de ceux qui ne peuvent défendre leur vie qu’aux dépens de celle du prochain. Vous-mêmes qui vous plaignez à juste titre, vous ne vous épargnez pas entre vous, et nos supériorités d’énergies nous mettent tous ensemble dans le cas d’anéantir — plaisir ou peiné — tout ce qui tombe sous notre loi. Voila le drame sanglant qu’on nous propose de mettre au compte d’une juste Providence qui suscite simplement en nous l’idée d’inscrire des