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l’évolution

recommandations de procédure à la porte des abattoirs. Et nous, cependant, de férocité pitoyable, hommes fiers de ce titre, ne voilà-t-il pas que notre éminente qualité de comprendre nous ouvre l’occasion d’un tourment incurable, parce que, faisant le mal, nous avons le malheur de le savoir, sans y pouvoir apporter mieux qu’un vain soulagement de paroles, qui n’émousse pas même la pointe des fatalités meurtrières. Plaignez-moi donc, frères, d’être plus savamment méchant qu’il ne vous arrive, et enviez-moi, si vous en avez le courage, d’aspirer à un état meilleur. Victimes et bourreaux, c’est le sort qui nous échut. Notre malheur est d’une insuffisante puissance de charité, ou se mêle un apitoiement trop facile de nos victimes. Je voudrais trouver en vous quelque chose de ma pitié de moi-même et d’autrui, comme vous trouvez en moi et en vous-mêmes d’irrépressibles réflexes de férocité. Une seule éclaircie de conscience : nous ne sommes pas responsables de notre destinée.

Lamarck, Darwin, avaient d’autres affaires, pressés de vaincre les résistances de l’abstraction divinisée qui ne peut s’inscrire d’expérience dans les coordinations des lois de l’univers. Tout en faisant usage d’une phraséologie de concessions, Darwin, conscient d’avoir établi sa démonstration positive sur des observations qu’on ne peut plus scientifiquement contester, s’aventure, à risquer une vue générale d’où nul ne pourra le déloger. « Quand je regarde tous les êtres, non plus comme des créations spéciales, mais comme la descendance, en ligne directe, d’êtres qui vécurent longtemps avant que les premières couches du système silurien fussent déposées, ils me semblent tout à coup anoblis[1]. » C’est au moment d’achever son œuvre que lui vient la fierté de cette leçon par la synthèse idéaliste d’une réconciliation subjective des existences, pour conclure par ce mot : « Il y a de la grandeur dans cette manière d’envisager la vie ».

Ici, en effet, s’imposent les lignes maîtresses d’un drame comme il ne s’en peut rêver de plus grandiose, de plus émouvant. L’infinité pour théâtre. Pour protagonistes les astres, de monstrueux incendies, avec leurs cycles sans mesure, achevés d’une cons-

  1. Dernières pages de l’Origine des espèces.