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au soir de la pensée

peut pas opposer aux forces préjudiciables d’autres groupements de forces nous portant avantage. C’est dans cette direction que la culture individuelle doit s’appliquer à nous déprendre partiellement de nous-mêmes, en vue d’une constitution de puissances sociales au profit des faibles pour des accroissements de vie auxquels leur donne droit le fait de la naissance.

On ne me demandera point un tableau de la concurrence universelle. Le détail en serait trop affreux. Des organismes primaires jusqu’à l’homme accompli, la guerre sans merci, de toute heure, une indescriptible accumulation de cruautés qui font de la planète un immense champ de carnage, sans que jamais la tuerie puisse être un moment suspendue par le miracle d’un éclair d’apaisement. Voilà l’œuvre qu’on nous donne comme l’effet d’une toute-puissante Providence d’amour et de bonté. Et lorsque nous avons compris que les activités du monde sont sans charité humaine, et quand, enfin, la suggestion nous est venue que, pour obtenir un bénéfice d’adoucissement, il fallait le tirer de nous-mêmes, nous avons pompeusement clamé les paroles d’abnégation, non sans en ajourner le plus possible les effets d’application. Nous ne cessons de les prêcher dans nos temples, et vous verrez affluer les dons au profit de compagnies cultuelles dans l’attente égoïste d’un salut personnel. Mais le secours désintéressé, d’homme à homme, hors de toute publicité, pour combien comptera-t-il dans le bilan social de notre vie « civilisée » ?

Le malheur (ou le bonheur) est que l’habitude des carnages providentiels auxquels notre organisme nous condamne, nous a fait, dès l’enfance[1], une cuirasse d’insensibilité. Féroce, disons-nous le loup au regard du mouton. Il a faim, nous de même. De l’animal bêlant ne faisons-nous pas nous-mêmes usage, après l’avoir savamment apprêté ? Glissante jusqu’à la cruauté, la pente de l’insensibilité humaine. Pour victime, la bête d’abord, et puis l’homme animalisé par l’esclavage. Sur un fond comique de carnage éternel construire un asile humain de bonté, par la mise en œuvre des sensibilités émoussées aux contacts de la vie commune, combien plus malaisé que d’attendre du Cosmos, divinement personnifié, la bonté qu’il nous appartiendrait de

  1. « Cet âge est sans pitié ».