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au soir de la pensée

des droits de tous, la difficulté est tout près de se trouver d’autant plus inextricable que l’évolution laborieuse de nos intelligences fait de nous, à toute heure, des êtres de changements.

Moyens accrus, ambitions croissantes, rivalités de plus en plus ardentes, les cloisons des castes, des classes, l’ardeur des intérêts, tous les ressorts des oligarchies, les séductions de la parole, les passions aux prises, les présomptions, les barbaries de l’ignorance, les violences de la paix et les cruautés de la guerre, toutes les extravagances des dominations aux prises avec le droit désarmé réagissant en servitude ou en sursauts de révolution, toutes les intrigues, toutes les ruses, toutes les perfidigs, tous les dévouements, toutes les trahisons : sur le dévergondage de cette confusion de tout, il ne reste plus qu’à fonder l’universelle harmonie. Œuvre surhumaine que l’idéologue et le politicien de rencontre accepteront d’un cœur léger, tandis que le philosophe, tatonnant, s’y trouvera perdu.

Seul, l’élan d’oppression, inséparable, hélas ! d’un mépris de l’humanité, trouvera le champ libre, jusqu’à ce que les abus du despotisme, même bien intentionné (si la Toute-Puissance peut s’abstraire de ses propres infirmités), le livrent aux assauts des révoltes. C’est où nous conduit le « bon tyran »[1], qui résoudrait peut-être l’énigme s’il n’était de nature instable, et que les hommes pussent vivre sans d’apparentes satisfactions de liberté.

On ne s’étonnera donc pas que les dénominations de partis et de sectes aient moins d’importance qu’il ne semble, en ce vertige des hommes ou la prétendue sécurité des mots répond si mal au désordre des faits. Que les méprises, que les déceptions s’accumulent, pour de criantes insuffisances de résultats ! Je ne vois pas de domaine ou les hommes arrivent plus aisément à s’enflammer les uns contre les autres, à se haïr, à se persécuter. Je n’en excepte pas même les dissentiments religieux, où, parfois, des accommodations de doutes secrets apportent plus de tempéraments qu’on n’oserait l’avouer. Le propre de la « croyance » est de s’attacher aux visions des anticipations d’absolu, tandis que la politique reste assez manifestement d’ici-bas. Tout cela, pour produire, dans des camps qui échangent tour à tour les

  1. « C’est prodigieux ce que ne peuvent pas ceux qui peuvent tout. » Parole attribuée à Mme Swetchine.