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au soir de la pensée

et de leur sang, une paix précaire entre deux nations dont l’avenir de force ou de faiblesse ne les intéresse qu’en théorie, ou même les intéresse trop pour qu’ils puissent feindre de s’en désintéresser. Et le corps d’exécution, d’éléments disparates, dans quelle mesure compter sur l’héroïsme d’une équité surhumaine, à l’heure décisive de la tragédie ou l’intérêt parlera plus haut que le sentiment ?

Est-ce donc à dire que nous devions renoncer à toute tentative d’accord préalable en vue de prévenir des guerres ? Je ne le prétends pas. À cet égard même toute procédure d’arrangement me paraîtrait heureuse si elle avait quelque chance d’aboutir dans des conditions capables de maintenir l’indépendance et la dignité des parties. Sinon, je me retournerais du côté de Vauvenargues dont l’axiome d’évidence est que « la guerre n’est pas si onéreuse que la servitude ». Je demande seulement que nous n’aggravions pas le mal en apportant des suppléments de chances à des catastrophes qui pourraient être pires que celles du passé.

Les faiblesses humaines excellent aux déguisements d’un verbalisme d’équité, pour s’accommoder des défaillances morales à échéance ajournée. Ne savons-nous donc pas, de science trop certaine, que toute guerre a, pour l’agresseur, ses raisons publiques et ses raisons inavouées, et que celles-ci se trouvent trop souvent les suprêmes facteurs des déterminations ? Peut-on croire que l’art de mentir à autrui, aussi bien qu’à soi-même, ait épuisé ses ressources au cours des âges ? Il ne s’agit pas d’aboutir à changer les circonstances plutôt que le fond. Quand nous n’aurions plus d’autres guerres que les guerres civiles, le pacifisme universel n’aurait-il pas d’assez notables marges à combler ? Nous faut-il donc conclure au prolongement indéfini de l’état actuel ? je ne voudrais pas le dire. Nous avons seulement à choisir entre deux thèmes de civilisation dont l’un attend les progrès à venir des lentes évolutions d’altruisme que notre plus haute tâche est d’accélérer par des actes, tandis que l’autre s’attarde à des changements de procédures qui laissent intact le fonds d’atavisme sous la nouveauté du masque des mots. Fatalité de l’idéologie qui croit voir l’homme tout entier dans l’idée, quand les plus hautes pensées le laissent de chair et d’os.

Ma confiance invincible dans l’heureuse évolution de l’espèce