Page:Clemenceau - Au soir de la pensée, 1927, Tome 2.djvu/440

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
435
La civilisation

Le peut-il ? Les tentatives annoncent-elles faillite ou succès ? Comment serait-il concevable que ses débuts ne fussent pas d’insuffisance ? Avec ses tyrans, son Démos et ses sycophantes, le peuple grec, le plus intelligent de l’histoire, a prétendu se gouverner lui-même par le moyen d’assemblées délibérantes. Alexandre l’asservit, et Rome l’écrasa après l’avoir pillé. On sait ce que César et Auguste firent de la République romaine. Napoléon, pour en finir avec la République française, les suivit d’aussi près qu’il lui fut possible. Guerres et révolutions nous ayant ramené la démocratie représentative, il serait vain de vouloir dissimuler que l’expérience n’a pas donné tous les résultats qu’on en attendait, tandis qu’en Angleterre, la haine de l’idéologie aboutissait à un empirisme de coordinations accidentées. Je n’ai garde d’en rien conclure présentement. Le phénomène social, par-dessus tout, a besoin du temps. Mais comment ne pas noter avec quelle facilité certains pays, parmi lesquels je ne veux pas encore noter la France, semblent se détacher des idées pour lesquelles, sous ses propres auspices, le plus beau sang de l’Europe fut prodigalement versé.

Je prie qu’on ne cherche pas dans mes paroles un mouvement de scepticisme. Il m’est souvent arrivé de voir des décisions, raisonnablement jugées bonnes, rester en chemin parce que ceux qui les réclamaient avec le plus d’énergie n’étaient pas en état de déterminer une suffisante collaboration d’activités pour les mettre en œuvre. Cela m’a mis parfois en défiance des bonnes intentions, sans me rendre confiant dans les autres. Je ne veux pas tromper autrui. Pourquoi consentirais-je à me tromper moi-même ? Si je ne puis pas toujours conclure comme j’aimerais à le faire, au moins me reste-t-il la ressource de consigner l’expérience, dans l’espoir de laisser à d’autres l’accès des apaisements qui m’ont manqué.

Je crois en avoir dit assez pour faire comprendre que les mots de « majorité » et de « minorité » ne sont en cette affaire qu’une ressource d’empirisme de l’ordre du calcul des probabilités. En nous faisant apparaître d’une façon définitive comment les majorités ne se peuvent constituer que par l’accord des parties inférieures de l’intellectualité[1], M. le Dr Le Bon

  1. Il’ est, d’ailleurs, dans le rythme des choses que les majorités se cor-