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vient le théâtre des plaisirs de la ville entière. J’entendis sonner huit heures et je me souvins qu’Antonia m’attendait pour souper. Je regagnai le logis un peu confus comme un écolier qui craint d’être grondé.

Je trouvai Antonia radieuse, elle se disposait à se mettre à table, et me demanda ironiquement si j’avais travaillé ? Je lui avouai ma flânerie.

Mon esprit s’était peuplé d’images, j’avais senti et observé ; tout cela se retrouverait un jour dans mes vers et ma prose, mais en somme je n’avais pas écrit trois lignes, tandis qu’Antonia avait rempli vingt pages de son écriture, ferme et serrée. Elle mangea de grand appétit, et je la regardai sans parler.

Quand je voulus l’embrasser au dessert, elle me dit qu’elle allait fumer une heure à la fenêtre, puis qu’elle se remettrait au travail.

— Il vaudrait beaucoup mieux, répliquai-je, aller nous promener en gondole ou respirer l’air sur la Piazzetta,

— Va, si tu veux, me dit-elle, mais pour moi, je me suis promise sur l’honneur de ne prendre aucune distraction avant d’avoir envoyé un manuscrit à mon libraire.

Ce langage de femme à homme m’humiliait un peu, il me semblait qu’elle usurpait ma place.

Je m’accoudai près d’elle à la fenêtre d’où l’on embrassait une partie du Grand Canal et la rive des Esclavons, et tout en fumant les cigarettes qu’elle me tendait sans rien dire je passais mes doigts dans ses cheveux fins ; elle restait impassible regardant défiler les noires gondoles.