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proscription qui frappèrent si longtemps, même dans la mort, cette grande race juive. Belle, tenace, intelligente, à travers tant de siècles de persécutions, elle s’est maintenue distincte et forte ; sa patience héréditaire a triomphé des obstacles et des humiliations ; aujourd’hui ses fils régnent à l’égal des chrétiens : plusieurs par le génie des lettres et des arts, un plus grand nombre par l’industrie, cette puissance nouvelle des temps modernes. Leurs richesses les fait asseoir à côté des rois et les associe à la destinée des peuples. Qui donc oserait se détourner d’eux ! Où sont désormais les Shylocks persécutés et persécuteurs ? que deviennent nos haines et nos injustices ? où vont nos croyances ? Les convictions et les certitudes des nations et des individus dévient, se décomposent et disparaissent à travers le cours troublé de l’histoire. Ceux qui ignorent végètent en paix ; ceux qui savent et qui embrassent d’un regard ce passé anéanti, s’épouvantent. Ils voient bien que ce qui a été n’est plus, et ils se demandent ce qui sera. Que reste-t-il des symboles et des passions des âges détruits ? Un sentiment individuel, l’amour ! que beaucoup même commencent à nier. On raille déjà l’amour comme on a raillé la foi et la royauté avant de les détruire : le sarcasme est l’arme qui découronne avant le glaive qui décapite.

Tandis qu’assis dans le cimetière des juifs j’étais assailli par ces pensées, j’avais devant moi la mer tranquille où glissaient quelques barques ; je tournais le dos à Venise, sur laquelle le soleil qui déclinait allait répan-