Page:Colet - Lui, 1880.djvu/282

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
— 261 —

J’aurais quitté à l’instant Venise en emmenant Antonia, car la possibilité de jamais m’en séparer ne se présentait pas à mon cœur ; elle était attentive, douce, glacée, impénétrable ; je me torturais l’esprit à deviner le secret de ce sphinx qui glissait autour de moi comme un supplice vivant. Elle me soignait ainsi qu’une mère, supportait mes irritations, ne répondait rien à mes colères subites ; mais jamais une caresse ni un mot qui fondît nos cœurs ne lui échappait. Comment la reconquérir ?

Tibério était revenu ; sans doute elle lui avait persuadé que je ne soupçonnais rien, car ses manières simples et amicales envers moi ne trahissaient aucun embarras. Il me soignait avec un zèle toujours égal. Cette tranquillité bienveillante me déroutait. La scène du baiser sans cesse présente à ma pensée, pouvait bien n’être qu’un effet de mon délire, et d’ailleurs si elle était vraie qu’y pouvais-je ? hélas ! il était jeune, plein de vie et d’une beauté irrésistible qui contrastait avec mon être chétif et flétri. Sa calme bonté devait plaire à Antonia, après les agitations de notre amour. Lasse du cœur tourmenté d’un poëte, elle essayait de cette nature placide ; puis sans doute elle était vindicative et m’en voulait d’avoir blessé son orgueil ? Avait-elle ignoré mon attrait fugitif pour Négra ? N’était-ce pas elle qui, sous le domino, un flambeau à la main, nous avait surpris dans le cabinet moresque ? Elle se croyait le droit, et peut-être l’avait-elle, de se ressaisir d’elle-même et d’en disposer. En la retrouvant après la fête du