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idéal. — Je ne voudrais pas le trahir lui, mais je ne voudrais pas vous perdre, vous mon poëte bien aimé. Vous tenez mon âme tremblante dans vos mains ; ne le sentez-vous pas ?

— Vous êtes une bonne créature, me dit-il, et je veux oublier mes désirs égoïstes pour vous entendre : voyons, qui aimez-vous ? est-il au moins digne de son bonheur, celui-là ?

— Mes paroles vous le feraient mal connaître, lui dis-je ; j’ai toutes les préventions et tout l’aveuglement de l’amour ; mais lisez ces lettres, et soyez pour moi un cœur juste qui reçoit la confidence d’un ami.

Il se maîtrisa et prit au hasard une lettre, déterminé sans doute aussi par un peu de curiosité.

Je l’observais douloureusement pendant qu’il lisait ; la tête tendue vers lui, je cherchais à pénétrer dans ses yeux, dans le sourire ou la contraction de ses lèvres et dans les plis fugitifs de son front, les impressions successives qu’il éprouvait. Il lut une vingtaine de lettres sans s’interrompre, et sans me parler ; mais je voyais sur son visage comme dans un miroir tous les mouvements de son âme : c’était tour à tour l’impatience que lui causait une familiarité trop vive ; le dédain du génie pour des dissertations fastidieuses sur l’art et sur la gloire mêlées intempestivement à l’amour ; une pitié moqueuse pour la monstrueuse personnalité de Léonce s’accroissant sans cesse dans la solitude comme les pyramides du désert grossissent toujours