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Partager sur un point quelconque le sentiment de milady, c’était une satisfaction à laquelle je ne pouvais rester indifférent, alors même qu’elle m’était offerte par un homme comme le sergent.

Je repris donc mon calme ordinaire, et traitai toute autre opinion que celle de milady et la mienne, sur miss Rachel, avec un souverain dédain. La seule chose que je ne pus faire fut de chasser de mon esprit la préoccupation de la Pierre de Lune ! Mon bon sens eût dû m’avertir de laisser dormir en paix ce sujet, mais non. Les vertus qui distinguent la présente génération n’étaient pas encore inventées de mon temps !

Le sergent m’avait piqué au vif, et bien que je le contemplasse avec mépris, je n’en sentais pas moins la blessure ; aussi je ne pus avoir ni cesse ni repos que je n’eusse ramené sur le tapis la lettre de milady.

« Ma conviction est pleinement formée, sergent, lui dis-je, mais n’y faites pas attention ; allez, allez, comme s’il s’agissait de me convertir. Vous trouvez que miss Rachel ne doit pas être crue sur sa parole, et vous dites que nous entendrons parler de nouveau de la Pierre de Lune. Développez votre opinion, sergent, fis-je en concluant de l’air le plus léger, développez-la. »

Au lieu de s’offenser, M. Cuff saisit ma main et la serra à me la briser.

« Je prends le ciel à témoin, dit sérieusement cet étrange personnage, que j’entrerais dès demain en maison, monsieur Betteredge, si j’étais assez heureux pour y vivre avec vous ! Dire que vous êtes aussi naïf qu’un enfant, c’est faire à ceux-ci un compliment que neuf sur dix ne mériteraient guère ! Là, là, ne nous disputons plus. Vous viendrez à bout de moi plus aisément que vous ne le croyez ; je ne dirai plus un seul mot sur lady Verinder ni sur sa fille. Je me ferai seulement prophète, et cela pour une fois et dans votre intérêt. Je vous ai prévenu que vous n’en aviez pas fini avec la Pierre de Lune : bien ; maintenant je vous ferai en partant trois prédictions qui se réaliseront dans l’avenir et qui, je crois, s’imposeront à votre attention, que vous le vouliez ou non. »

Sans me laisser émouvoir : « Continuez, » lui dis-je du même ton léger que j’avais pris auparavant.