Page:Collins - La Pierre de lune, 1898, tome 1.djvu/219

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« Il est la cause de la mort de Rosanna ? répétai-je. Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?

— Que vous importe ? quel homme se souciait d’elle ? Ah ! si elle les avait seulement tous jugés comme je le fais, elle serait encore en vie !

— Elle m’a toujours jugé son ami, pauvre fille, repris-je, et dans la mesure de mes moyens je n’ai cessé de lui montrer de l’affection. »

Je prononçai ces paroles d’un ton aussi conciliant que possible, car la vérité est que je n’avais plus le cœur d’irriter cette fille par une réplique piquante. Je n’avais remarqué d’abord que son mauvais caractère ; je vis maintenant qu’elle était malheureuse, et le chagrin dans les classes inférieures rend souvent insolent. Ma réponse toucha notre boiteuse ; elle haussa la tête et l’appuya sur le haut de sa béquille.

« Je l’aimais, dit-elle doucement, et elle a passé une vie misérable. Monsieur Betteredge, de vilaines gens l’avaient d’abord maltraitée, puis menée à mal, et rien n’avait pu gâter son aimable caractère ; c’était celui d’un ange. Elle eût pu être heureuse avec moi. J’avais formé le projet d’aller nous établir à Londres, et d’y vivre du produit de notre aiguille, en restant unies comme deux sœurs. Cet homme est survenu, qui a tout gâté ! Il l’avait ensorcelée ; ne me dites pas qu’il n’y était pour rien et qu’il l’ignorait. Il eût dû la deviner et prendre pitié d’elle. « Je ne puis vivre sans lui, Lucy, et jamais il ne me donne seulement un regard ; » voilà ce qu’elle me disait. Cet homme a été cruel, très-cruel. J’avais beau lui répéter : « Aucun homme ne vaut le chagrin que vous vous faites. » Elle répondait : « Il y en a de dignes qu’on meure pour eux, et il est de ceux-là ! » J’avais quelques épargnes ; mes arrangements étaient pris avec mes parents, je voulais l’emmener pour faire cesser les humiliations qu’elle endurait ici. Nous aurions loué un petit logement à Londres et nous aurions vécu ensemble comme deux sœurs. Elle écrivait bien, et vous savez, monsieur, qu’elle avait reçu une bonne éducation, et qu’elle était adroite pour la couture. Moi aussi, j’ai été bien élevée, je n’écris pas mal, et quoique je manie l’aiguille moins adroitement qu’elle, nous nous serions tirées d’affaire. Hélas ! que m’a-t-on remis ce matin ? Une lettre d’elle me disant qu’elle s’est lassée du