Page:Collins - La Pierre de lune, 1898, tome 1.djvu/83

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cela vous fera du bien. » Neuf fois sur dix on suivait l’avis de ce vieil original de Betteredge, pour lui être agréable, disait-on, mais cela n’arrangeait rien ; le silence s’établissait, et on sentait un malaise régner sur tous les invités. Lorsqu’ils parlaient, il semblait qu’ils eussent juré de le faire maladroitement et hors de propos. M. Candy, par exemple, dit plus de choses malencontreuses que je ne lui en avais jamais entendu prononcer. Vous en aurez ici un échantillon qui vous fera comprendre le sentiment de dépit que j’éprouvais, étant donné mon vif désir de voir notre festin se passer le mieux du monde.

Une des dames présentes était l’honorable Mrs Threadgall, veuve du défunt professeur de ce nom. En parlant de son mari, la bonne dame omettait toujours de parler de son décès.

Elle croyait, je le pense, que toute créature sensée devait en être instruite. Pendant un des temps d’arrêt de la conversation, quelqu’un mit sur le tapis le déplaisant sujet de l’anatomie ; aussitôt la bonne Mrs Threadgall entama le chapitre de son mari, toujours comme s’il s’agissait d’un être vivant, et elle représenta l’anatomie comme le passe-temps favori du professeur dans ses moments de loisir.

Pour notre malheur, M. Candy, assis en face d’elle et ignorant absolument ce qui concernait feu le professeur, l’entendit. Il était le plus poli des hommes ; aussi saisit-il tout de suite l’occasion de venir en aide aux goûts anatomiques de M. Threadgall.

« On vient d’acquérir à l’École de chirurgie des squelettes curieux, dit-il d’une voix claire et enjouée ; je les recommande particulièrement à l’intérêt du professeur, madame ; lorsqu’il aura une heure de loisir, cette visite en vaut la peine. »

Vous auriez entendu une mouche voler ; les invités, par respect pour la mémoire du professeur, restèrent sans voix. Je me trouvais derrière Mrs Threadgall, occupé à lui servir du champagne. Elle baissa la tête, et dit d’une voix très-basse :

« Mon mari bien-aimé n’est plus de ce monde. »

L’infortuné M. Candy, qui ne saisissait aucun mot et qui était à cent lieues de la vérité, continua sur un ton plus élevé et avec un redoublement de politesse :