Page:Collins - La Pierre de lune, 1898, tome 1.djvu/85

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religion, disait M. Godfrey, est l’amour, et l’amour signifie la religion. La terre pourrait être un paradis un peu matérialisé ; le ciel serait la vie terrestre renouvelée et idéalisée. On voit certainement sur la terre quelques individus bien réprouvés, mais comme compensation destinée aux âmes pures, toutes les femmes dans le ciel formeront un comité de paix et d’union, où les hommes ne seront que des anges chargés de les servir. » Admirable ! incomparable ! Quel malheur que M. Godfrey n’ait pas fait part au reste de la table de ces éloquentes théories !

Mais enfin M. Franklin, me direz-vous, pouvait secouer toute cette torpeur et rendre le dîner agréable ? Il n’en fit rien ; il était plein d’animation et d’esprit, Pénélope l’ayant, je soupçonne, instruit de l’insuccès de M. Godfrey ; mais il avait beau parler, il tombait toujours sur un sujet fâcheux, ou s’adressait tout de travers ; bref, il ne réussissait qu’à piquer les uns et à abasourdir les autres. Ce mélange d’éducation étrangère, de français, d’allemand, d’italien, se manifesta à cette table hospitalière sous la forme la plus incompréhensible. Que penserez-vous par exemple de ses paradoxes sur le goût qu’une femme mariée peut entretenir pour un autre homme, sans offenser son mari ? Il proposait cette thèse avec une légèreté toute française, à une vieille fille, tante du vicaire de Frizinghall ! Ou bien encore, entraîné par les rêveries allemandes, il répondait au plus grand propriétaire du pays, autorité reconnue dans la question de l’élevage des bestiaux, que l’expérience, à proprement parler, ne comptait pour rien, et que la meilleure manière d’avoir un taureau parfait, c’était d’en créer le type dans sa tête et de le réaliser.

Que direz-vous encore de la réponse qu’il fit à notre député au parlement ? Au moment du fromage et de la salade, celui-ci s’échauffait à propos des progrès de la démocratie en Angleterre, et il finit par s’écrier : « Une fois que nous aurons perdu nos anciens privilèges, que nous restera-t-il, monsieur Blake, je vous prie ? » M. Franklin, entraîné par la tendance italienne, s’avisa de lui répondre :

« Il nous restera trois choses, monsieur : l’amour, la musique et la salade. »

Non-seulement il stupéfia la compagnie par ces étranges