Page:Collins - La Pierre de lune, 1898, tome 1.djvu/95

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

son appartement. Cet incident ébranla un peu la confiance que j’avais eue jusque-là dans mon propre jugement. Je commençai à croire que Pénélope pouvait ne pas s’être trompée sur les préférences de sa jeune maîtresse. Dès que le départ de miss Rachel lui eut rendu l’usage de ses yeux, M. Franklin m’aperçut ; la mobilité de son esprit qui le faisait passer sans cesse d’une préoccupation à une autre, le ramenait en ce moment sur le chapitre des Indiens.

« Betteredge, me dit-il, je suis tenté de croire que j’ai pris M. Murthwaite ce soir par trop au sérieux. Peut-être a-t-il voulu essayer sur nous l’effet d’un de ses contes de voyageur. Allez-vous vraiment lâcher les chiens ?

— Je vais enlever leurs colliers, monsieur, répondis-je, et une fois libres pendant la nuit, je peux m’en rapporter à eux s’il en est besoin.

— Fort bien, dit M. Franklin ; nous verrons ce qu’il y a à faire demain. Je me sens peu porté à effrayer ma tante, Betteredge, sans qu’une raison péremptoire m’y oblige. Allons, bonsoir. »

Il avait l’air si pâle et si défait que, lorsqu’il prit son bougeoir de mes mains pour monter à sa chambre, je me permis de lui conseiller un peu d’eau-de-vie dans de l’eau avant de s’endormir. M. Godfrey, revenant à nous de l’extrémité du hall, appuya mon avis et engagea M. Franklin de la façon la plus amicale à prendre quelque réconfortant.

Si j’insiste sur ces menus détails, c’est qu’après avoir vu et su tous les incidents de la journée, je fus aise de remarquer que ces messieurs étaient en aussi bonne intelligence qu’auparavant. La discussion entendue par Pénélope et leur rivalité près de miss Rachel semblaient n’avoir laissé aucun souvenir entre eux. Il est vrai que tous deux avaient le caractère bien fait, et que, de plus, ils étaient aussi des gens du monde, et il faut avouer qu’en ce cas l’éducation ne vous rend jamais aussi querelleur que lorsqu’en fait de position, on n’en possède aucune digne d’être ménagée !

M. Franklin refusa le grog et monta avec M. Godfrey, leurs chambres étant contiguës. Sur le palier, soit que M. Godfrey l’eût persuadé, ou par suite de sa mobilité d’esprit, il changea, d’avis. « Peut-être en aurais-je besoin pendant la nuit, dit-il ; envoyez-moi de l’eau-de-vie dans ma chambre. »